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A propos de Villa Vortex, Maurice G. Dantec, par Didier Smal

Ecrit par Didier Smal le 03.10.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Villa Vortex, Maurice G. Dantec, Folio/Policier, 1008 pages, 13,99 €

A propos de Villa Vortex, Maurice G. Dantec, par Didier Smal

 

Le 25 juin 2016, le cœur de Maurice Georges Dantec a cessé de battre, et la littérature en français a perdu l’une des plus puissantes plumes contemporaines, ni plus, ni moins. On peut préférer les chipoteries stylistiques au bouillonnement de Dantec ; on peut préférer l’étalage d’états d’âme individuels à son envie d’embrasser le monde moderne tel qu’il est à pleine bouche, quitte à vomir à cause de son haleine puante ; on peut préférer les pensées bien rangées, avec des petits a et des petits b fleurant bon le politiquement correct post-sartrien à sa pensée-fleuve, sauvage, alimentée par des sources peu recommandables pour qui aime penser droit dans ses chaussons le soir au coin du feu. On peut, tout cela, on le peut – mais est-ce bien de littérature en tant que déchirement du voile du réel que l’on parle, en ce cas ? Non, c’est de littérature en tant qu’objet salonnard, que l’on parle. En soi, ce n’est pas grave, c’est même très bien, il en faut, et on en lit aussi – mais que cela n’empêche en rien la fréquentation des romans de Dantec et la reconnaissance de leurs qualités émérites.

De toute façon, quiconque a lu Les Racines du Mal (1995) ou La Sirène Rouge (1993) le sait : on ne lit pas du Dantec, on se laisse emporter au cœur des ténèbres par un style ravageur, qui n’a aucune des affectations à la mode (la phrase brève et/ou averbale n’a pas sa place chez Dantec, ni les points de suspension) ; Dantec a écrit des romans punk longs de six cents, huit cents ou mille pages, léger paradoxe quand on connaît le goût de la brièveté de ce genre musical. Certes, il s’est parfois égaré, à la recherche d’un sens à donner au fait même de raconter : dans Babylon Babies (1999), on sent bien que l’auteur se pose autant de questions que le lecteur sur les mécanismes narratifs en cours dans son roman. Mais dans son quatrième roman, Villa Vortex (2003), réédité ces jours-ci en Folio (réédition prévue avant le 25 juin, aucun opportunisme nécrophile ici), Dantec est au faîte de sa forme littéraire, il maîtrise son sujet, ses préoccupations sont évidentes à ses propres yeux, la solution à leur apporter l’est aussi – reste au lecteur à s’accrocher, parce que ouvrir ce roman, c’est monter dans le wagon d’un grand huit littéraire de mille pages aux multiples virages aériens et aux secousses sans nulle délicatesse. Embarquement immédiat.

Pour faire très bref, avec l’inspecteur Georges Kernal en maître de cérémonie post-apocalyptique, Dantec propose une enquête aux multiples ramifications sur un tueur en série obsédé par l’idée de créer des poupées mécaniques. Comme pour ses romans précédents, cette enquête est l’opportunité de rencontrer des personnages secondaires dignes de ceux de Balzac, mais un Balzac qui serait resté bloqué à la maison Nucingen, avec quasi uniquement des individus qui, d’une façon ou d’une autre se frotteraient au Mal dans ce qu’il a de plus absolu, par confrontation indirecte (Carole Epstein, la légiste à qui est confiée la première victime) ou par friction volontaire (Wolfmann, l’ancien flic devenu dépositaire d’un savoir inédit sur la naissance d’un homme nouveau, celui commettant le « crime absolu », « le moment de dissolution du crime même ») ; Dantec ne fait pas que raconter une histoire, il met en place un univers complet et complexe, où le moindre personnage possède une épaisseur, une tangibilité, une réalité : le lecteur y croit, à l’existence de ces flics et tous leurs adjuvants et opposants. Et tant pis si l’humanité ainsi représentée est très éloignée des personnages de Katherine Pancol : dans la vraie vie, on se fout des états d’âme des écureuils de Central Park.

Il y a donc l’enquête, qui va au plus profond du pire chez l’humain, mais celle-ci, comme chez tout grand écrivain policier, étant admis que la littérature policière a pris le relai de la grande littérature pour empoigner le réel, permet surtout de proposer une vision du monde, d’autant que l’abandon officiel de cette première enquête oblige Kernal et ses collègues à s’intéresser aux divers trafics et crimes ayant cours dans les cités environnant Paris. C’est ici que ressortent les commentaires sur l’affreux Dantec, sur l’homme de droite, sur son politiquement pas correct du tout, et tout cela est vrai – et faux à la fois. Dantec a une vision très claire, ni de gauche (d’ailleurs, pas du tout, mais vraiment pas du tout), ni de droite (en tout cas pas celle des lèche-bottes du capitalisme), juste claire, de l’évolution politico-religieuse de la planète, et grâce à l’acteur-témoin Kernal, montre l’effondrement de l’Occident entre deux autres effondrements : celui du Mur de Berlin et celui des Tours du World Trade Center, avec comme point nodal de sa réflexion, déjà présent dans Les Fleurs du Mal et La Sirène Rouge, l’explosion balkanique au début des années quatre-vingt-dix du siècle passé. Grâce à un personnage-témoin-acteur du conflit, Paul Nitzos, présent à Sarajevo au moment où le conflit s’intensifie, Dantec peut donner une vision de celui-ci autre qu’angélique, autre que servie sur un plateau par des journalistes et autres penseurs médiatiques logés dans le dernier grand hôtel de la ville. Pour cette partie-là du roman, en fait un manuscrit laissé par Nitzos à Kernal, Dantec s’est grandement inspiré du Sympathie pour le Diablede Paul M. Marchand, et le reconnaît dans les « Remerciements et gratitudes » en fin de volume.

Ce manuscrit de Nitzos et son inspiration littéraire incitent à deux remarques sur le roman Villa Vortexen tant qu’objet littéraire. D’abord, le lecteur est confronté à une multiplication des techniques narratives (rapports divers, manuscrit provenant de Sarajevo, transcriptions d’écoutes téléphoniques), dont la moins intéressante n’est pas la retranscription des enregistrements vidéos réalisés par Kernal au début de l’enquête, Dantec, parvenant à rendre la froide objectivité de l’œil de la caméra et de l’oreille du micro. Ensuite, il y a, déjà mentionnée ci-dessus, la culture sauvage de Dantec, cet énorme malaxage de livres (il est question de deux bibliothèques quasi « magiques » dans le roman, l’une rue de Tolbiac, l’autre à Sarajevo, les deux s’opposant par leur amour du livre et de son contenu à la bibliothèque voulue par Mitterrand, dans l’esprit de Kernal, dont on peut de bon droit soupçonner qu’il est un double littéraire et policier de Dantec) qui lui permet de s’inspirer de L’Eve Future de Villiers de l’Isle-Adam tout en reconnaissant une dette énorme envers l’œuvre de Raymond Abellio, de mentionner entre autres Husserl, Nietzsche, Artaud et Dick (évoquant l’évolution technologique de l’humain, cette remarque d’un bel humour noir : « C’était à se demander si, bientôt, ce ne serait pas des moutons électriques qui rêveraient de nous ») de façon opportune, sans que jamais cela sente son étalage de culture. Cela foisonne, cela bouillonne, mais cela n’étouffe jamais le lecteur. De ses lectures, Dantec a tout compris, en fait usage avec pertinence dans un flux narratif ininterrompu, se montrant d’une clairvoyance sidérante et usant parfois de l’art de la formulation des Situationnistes, devenant debordien en diable : « L’homo universalis n’était au fond que l’extension androïde du Monde comme Publicité et Communication. En ce sens, il était l’arme de séduction transparente du Spectacle, comme mise en forme souriante de la destruction indéfinie, fragmentation ontologique terminale qui permettait à tous les secteurs désormais séparés de la vie de se trouver un “sens”. Dès lors, parce qu’elle n’était pas qu’une image, mais le rapport inverti qui subjuguait toute vie réelle à cette image, elle s’avérait l’instrument que la Mort avait inventé pour exterminer l’amour de la façon la plus parfaite qui soit ».

Cette citation extraite de Villa Vortex (on pourrait les multiplier, mais cette critique triplerait de taille) permet de mettre au jour une autre caractéristique de ce roman : sous ses atours cyniques (ah ! Wolfmann et Carnaval, et d’autres encore…), il est en fait une ode à l’énergie, à la victoire de la narration, célébrée dans les deux dernières parties du roman. Ce sont ces deux parties qui pourraient désarçonner le lecteur, et désarçonner est le verbe exact : soudain, la bête que l’on croyait monter paisiblement, ou du moins sans trop de difficultés (l’une ou l’autre embardée vers Sarajevo, Abellio ou Husserl, rien de grave en somme), s’emballe, traverse les cieux narratifs et laisse derrière elle les traces d’une fusée explosant en plein ciel et atteignant pourtant sa destination. Dantec explose tous les modernismes pour écrire le roman de la narration en tant que personnage combattant, s’offrant même le luxe d’une satire des écoles littéraires dans un Paris futuriste et tout à fait décadent : ces deux ultimes parties sont, ensemble, un vortex où s’entrecroisent Rommel (un grand génie militaire, quelle que soit l’opinion que l’on puisse avoir de l’idéologie pour laquelle il œuvra), Massoud et un chien répondant au nom d’Ezéchiel, des commentaires sur la Bible, le Zohar ou la Kabbale, le tout menant à la pulsion d’un « rock’n’roll terminal ». Car en plus, Dantec se paie le luxe d’une phrase musicale en diable, lui qui fut musicien de rock, prit part à un album de No One Is Innocent et collabora avec Richard Pinhas (et écrit des choses très fines et exactes sur la musique rock au fil de Villa Vortex, roman rythmé par Diamond Dogs et Achtung Baby entre autres) : Dantec est l’un des rares auteurs francophones actuels à savoir rythmer sa prose avec élégance et sauvagerie, cette animalité hautaine des plus grands, à donner envie au lecteur de s’énerver au fil des signes de ponctuation. A l’opposé du spectre, il y a Richard Millet et sa phrase symphonique par laquelle se laisser porter vers des hauteurs sublimes. Entre les deux, il n’y a que de la variétoche – ou presque, et qu’on excuse ce nouvel accès de mauvaise foi.

De même, quiconque lit cette critique aura remarqué que l’évocation de Dantec a glissé subrepticement du passé au présent, comme pour refuser sa mort. Oui, c’est exact, tant Villa Vortex est un roman vivant face à tant d’opuscules mort-nés, vagissant à peine ; il hurle à pleins poumons, et il reste à espérer que l’histoire littéraire rendra justice à Dantec – encore qu’elle parviendrait à tenter de le mettre dans une case ; finalement, qu’elle lui fiche la paix. Car Dantec lui-même rend justice à la littérature, s’en servant et la servant (lire, page 162 de la présente édition, les considérations intelligentes et allant à l’essentiel sur L’Eve Future), avec un esprit coup-de-boulisant le monde pour lui faire dire une vérité profonde : « Le monde est totalement dépourvu d’amour. Ne reste qu’un peu de lumière sur les villes perdues ». Villa Vortex est le roman de ce monde.

 

Didier Smal

 

Maurice G. Dantec est né à Grenoble en 1959. Il fit ses études dans un lycée de la région parisienne où sa famille s’installa en 1970. Après un année passée à la faculté de lettres, il fut successivement musicien dans des groupes de rock’n’roll (de 1977 à 1989) et rédacteur publicitaire (de 1986 à 1991). Passionné de science-fiction et de romans noirs, Maurice G. Dantec s’est ensuite consacré à l’écriture. Il est décédé d’une crise cardiaque le 26 juin 2016.

 

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.