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À propos de Œuvres, 1919-1922, Vélimir Khlebnikov, par Didier Ayres

Ecrit par Didier Ayres le 15.01.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Œuvres, 1919-1922, Vélimir Khlebnikov, Verdier, septembre 2017, trad. russe Yvan Mignot, 47 €

À propos de Œuvres, 1919-1922, Vélimir Khlebnikov, par Didier Ayres

Révolution(s)

Écrire quelques mots sur le travail poétique de Vélimir Khlebnikov m’intimide un petit peu. Et cela à deux niveaux. Tout d’abord, parce que les textes des trois dernières années de la vie du poète (mort très jeune) ici rassemblés, constituent un ensemble de près de mille pages, qui varient dans la manière, allant de la prose à la poésie lyrique, du poème sonore au manifeste, de la lettre à des textes épiques. Puis, en second lieu, je suis intimidé par la force de ce poète au parcours un peu rimbaldien, qui dresse un portrait de la révolution de 1917, laquelle est autant pour lui une révolution politique qu’esthétique, à quoi Khlebnikov prend part avec émotion et violence. Donc je suis impressionné à la fois par la quantité, qui nous permet d’entendre le poète dans toute sa mesure, que par la sonorité, le phrasé des poèmes, leur musicalité, et en cela toutes les formes que prend le style de l’auteur. Il ne me reste que quelques phrases trop pauvres pour résumer et éclaircir mon propre sentiment à l’égard de cette voix poétique qui fait écho avec enthousiasme et presque un peu de folie, à la participation littéraire – sinon politique – à ce grand bouleversement révolutionnaire russe du début du siècle.

Et je dis cela, car le poète choisit pour motif généralement soit la guerre, soit la révolution, soit de petits moments intimes de sa vie de poète, qui le lient par exemple aux autres poètes et peintres de son époque. Oui, j’ai trouvé qu’il y avait un approfondissement assez net, une inflexion de sa poésie du champ du personnel vers un mystère, et j’ai suivi avec plaisir l’euphorie un peu maladive que l’on ressent autour des bouleversements de la Révolution russe, ses heures de gloire et ses heures sombres que le poète traduit, disons, avec fidélité, fidélité rendue possible par l’invention esthétique, comme la Révolution elle-même invente ses modèles et ses systèmes. D’ailleurs, le mystère n’est pas seulement lié aux aspects géographiques ou historiques qui sous-tendent évidemment ses textes – et que laisse apparaître Yvan Mignot dans l’appareil critique, lequel nous renseigne sur l’histoire littéraire de la Russie, sur les moments clés de la révolution bolchevique, éclairant aussi les soubassements idéologiques de l’Orthodoxie russe –, mais ce mystère appartient bel et bien à l’espace poétique de Khlebnikov, à sa manière de chercher, de suivre une route difficile au milieu des événements politiques ou intimes, et cela grâce à ce qui fait énigme en lui.

Et même si l’inclinaison de la poésie de Khlebnikov suit un arc-boutant très original, et aboutit à de la poésie mathématique (qui ressemble graphiquement à ce qu’écrit Bergson sur le temps), cette recherche est palpitante et rend lisible les derniers mois de la vie de l’auteur russe à l’aune des changements brutaux d’une société qui doit tout inventer, tout mettre à bas pour mieux se reconstruire. Cette inclinaison est en fait de la recherche pure – comme il en existe dans les sciences dures et les mathématiques expérimentales. Spéculation d’une langue appelée d’outrâme, un peu peut-être comme l’imaginait Jean Sénac et sa quête du corpoéme. Et cela en gardant à l’esprit que les courants d’avant-gardes violents comme le futurisme, le dadaïsme ou le cubisme, déchiraient sans doute l’expression esthétique des arts russes qui devenaient révolutionnaires. Cependant l’ouvrage reste homogène, sans doute à cause de la proximité des recueils et des lettres dans le temps, et dresse le portrait d’un poète incomparable.

Pour ma part, j’ai trouvé très intéressant de voir comment un climat insurrectionnel s’entendait aussi au son de voix spirituelles, de spiritualité occidentale (l’Orthodoxie) ou orientale (Bouddhisme ou Islam). Ainsi il y a un enthousiasme presque mystique, et une foi juvénile et belle, dans le soulèvement populaire qui s’accompagne évidemment d’une effervescence esthétique. Vision bolchevique agrémentée de Christianisme primitif ou pour l’Islam, d’émerveillement devant le cheval du prophète Mohammed. Tout y est combustion d’énergie, empreint d’une certaine violence, une fébrilité maniaque pour la création qui monte jusqu’à la mathématique expérimentale, et tout cela comme si nous étions encore dans le vieux monde de la poésie versifiée.

Deux exemples approximatifs, car il y aurait tant à citer :

 

Odeur de nuit – ces étoiles

les inspirant dans tes violentes narines

où l’eau s’est couchée sur des clous

agitant le murmure avec ton écume

tu passeras coiffé d’un turban vert

en foin séché

mon maître calciné

noir comme une bûche dans le feu

Et un autre viendra à ta rencontre

il est fatigué comme tout l’Orient

et dans sa main je remarquerai

une fleur rouge cueillie

 

ou

 

Toujours esclave mais avec la patrie des empereurs

sur ta poitrine basanée

et le sceau de l’État

en guise de boucles à l’oreille

tantôt jeune fille à l’épée ignorant la conception

tantôt accoucheuse des révoltes vieille femme

tu tournes les pages de ce livre

où l’écriture était la pression de la main des mers

où les humains brillaient la nuit comme de l’encre

où l’exécution des empereurs était le point d’exclamation de la colère

la victoire des armées servait de virgule

la marge était les points de suspension

dont la rage n’est pas timide

colère du peuple devant les yeux

et les fissures des siècles – les parenthèses

 

Oui, la seule question pertinente qu’il nous reste, c’est l’interrogation de la beauté, et son énigme universelle. Beauté et mort en un sens, car cette production poétique si vive côtoie le cataclysme des armes, les oukases de la Tchéka, la famine, la prison, la maladie et la mort. Mais nous ont été rendues sensibles l’endurance et l’audace d’un peuple, la frénésie créatrice déchaînée par le cadre politique excitant du soulèvement de 17, qui nous laisse entrevoir comment un réel prend vie dans la forme silencieuse de l’œuvre d’art, dans la poésie notamment. On retrouve l’homme dans l’homme en rébellion, autant que de l’autre côté de la planète Whitman trouvait l’homme démocratique aussi excitant et inventif. Il faut parcourir ces presque mille pages pour voir se dessiner largement la tentative, pour finir, de toute action créatrice, c’est-à-dire : approcher un secret.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.