A propos de Anéantir, Michel Houellebecq (par Mona)
Anéantir, Michel Houellebecq , Flammarion, janvier 2022, 736 pages, 26 €
Il n’y a que la fiction qui sauve :
On ne lit pas Houellebecq comme on lirait un manuel de pensée positive ou un traité de sociologie. Le titre de son dernier roman, anéantir, présuppose une force violemment négative qui réduit l’homme et la civilisation à néant. Son précédent roman, Sérotonine, s’annonçait déjà « en chemin vers l’anéantissement ». Celui-ci raconte une histoire d’agonie, un face à face avec la mort, ce « néant radical et définitif » et creuse le trou des ténèbres avec une vitalité désespérée. La menace de désintégration, c’est toujours aussi chez Houellebecq les effets désastreux de la post-modernité : une vacuité absolue qui déstructure l’homme et ruine les valeurs humaines « dans un gigantesque collapsus ». Mais Houellebecq n’est ni un sociologue, ni un homme politique, ni même un philosophe : c’est un écrivain qui s’affirme d’essence baudelairienne, obsédé par la mort, la débauche et la nuit, accablé par la solitude et l’ennui, un écrivain à l’humeur ironique mais jamais démonstrative. A quoi bon s’indigner de son inadéquation morale si, comme l’affirmait Baudelaire accusé lui aussi d’offense à la morale publique, l’artiste ne poursuit pas un but moral et « n’a pas la vérité pour objet » ?
Chasser le nuage de scandale qui entoure chacune de ses publications permet de se concentrer sur la forme littéraire que prend une désespérance teintée d’un humour volontiers provocateur, en filiation directe avec les décadentistes dandys, ces écrivains de la fin du 19ème, contempteurs des temps modernes. Héros de l’anti-modernité, marqué par la résistance idéologique et l’audace littéraire, l’écrivain toujours subtil et désillusionné, nous livre une œuvre au bord du gouffre qui commence par un leurre.
Une illustration cabalistique indéchiffrable représentant de bizarres caractères et pentagones dignes du Da Vinci Code précède le récit et réapparaît plusieurs fois dans le livre. L’écrivain fait mine d’ancrer son récit dans un univers ésotérique propre à la littérature de genre, faussement annonciateur d’un thriller politique. Le début du roman fait allusion à diverses attaques informatiques qui perturbent les sites internet du monde entier lors de la présidentielle de 2027 et diffusent de mystérieux messages portant atteinte à la sécurité de l’Etat, notamment une scène vidéo de parodie d’exécution du ministre de l’Economie et des Finances, Bruno Juge, homme politique directement inspiré de Bruno Lemaire. La fiction se poursuit avec les aventures, réelles et oniriques, de Paul Raison, haut fonctionnaire de la direction du budget, en charge du dossier, dont les multiples rêves tout aussi indéchiffrables que les mystérieux symboles ponctuent le récit et introduisent une habile mise en abyme de la fiction dans la fiction. Puis le dispositif romanesque change de cap et prend les allures d’une saga familiale : un coup de fil fatidique annonce à Paul que son père, ancien des renseignements généraux, victime d’un AVC, se trouve dans le coma. Il s’ensuit une série d’épisodes loufoques (son exfiltration de l’hôpital par un commando anti-euthanasie, un quiproquo sur une escort-girl douée en fellation qui se révèle être la propre nièce de Paul) ou absolument tragiques à propos d’un suicide et du cancer. Tout au long du récit, Houellebecq prend un malin plaisir à emprunter les codes de la culture populaire et écrit un roman sous le signe de la parodie.
Sous le signe de la parodie :
Paul, le principal protagoniste, voué à une « plongée effrayante dans le néant », nous entraîne dans les méandres d’une méditation métaphysique sous un mode parodique : il présente son « que dois-je faire ? », la question dramatique du roman, comme s’il imitait la notion de devoir de la philosophie kantienne. Le fil du récit intime se déroule à travers la conscience de Paul, entouré d’une galerie de personnages très réussie et pour la plupart doués d’une belle humanité : le père mourant qui aime les plantes, lit Balzac et Joseph de Maistre, Cécile, la pieuse sœur autant fervente cuisinière qu’ardente catholique, mariée à un identitaire idéaliste, les autres femmes, chaleureuses compagnes, telles Madeleine ou Maryse, l’aide-soignante dévouée et compétente, ou bien nulles en amour comme la « pétasse » belle-sœur, Indy. Les représentants du pouvoir médical ou politique ne comprennent que des « braves gens » : le bienveillant Docteur Leroux, Bruno Juge, le ministre de l’économie qui n’a rien d’un « cynique ni d’un imbécile », les dirigeants au pouvoir semblent des fonctionnaires honnêtes et intelligents au service de l’Etat.
Anéantir joue avec le concept de décadence, prélude à l’anéantissement d’une civilisation. La volonté de désespérer et de nier règne : Bruno et le père de Paul lisent des écrivains antimodernes. Un personnage se suicide et l’Ennui de Paul résiste à l’optimisme, celui des chrétiens (« il n’est pas bon que l’homme soit seul a dit Dieu, mais l’homme est seul et Dieu n’y peut pas grand-chose… le péché originel du christianisme, à mes yeux, c’est l’espérance ») comme celui des progressistes (« Il n’aimait pas ce monde… mal à l’aise avec ces burgers de création, ces espaces zen où l’on pouvait se faire masser les cervicales en écoutant les chants d’oiseaux, cet étrange étiquetage des bagages pour raisons de sécurité… cette ambiance pseudo-ludique, mais en réalité d’une normativité quasi-fasciste, qui avait peu à peu infecté les moindres recoins de la vie quotidienne »). La désillusion cynique séduit le narrateur (« le monde humain lui apparut composé de petites boules de merde égotistes… comment un dieu avait-il pu choisir de renaître sous la forme d’une boule de merde. Depuis quelques années, il est vrai, les boules de merde copulaient en moins grand nombre, elles semblaient avoir appris à se rejeter, percevaient leur puanteur mutuelle et s’écartaient les unes des autres avec dégoût, une extinction de l’espèce humaine semblait à moyen terme envisageable »). Une tentation nihiliste affleure (« si l’objectif des terroristes était d’anéantir le monde tel qu’il le connaissait, d’anéantir le monde moderne, il ne pouvait pas leur donner tout à fait tort ») avec un fantasme de destruction exprimé jusque dans le titre sans majuscule, anéantir, et par les multiples références aux extrémistes de tout bord : les terroristes d’ultragauche ou islamistes, les « anarcho-primitivistes », les suprémacistes blancs ou les écolos fascistes. Allusion au nihilisme du désespoir dont Nietzsche a révélé le caractère perfide au cœur de la civilisation occidentale. Le violent sentiment d’anéantissement s’exprime en termes prosaïques qui contrastent ironiquement avec toute aspiration vers l’idéal : « il se sentait comme une boîte de bière écrasée sous le pied d’un hooligan britannique, ou comme un beefsteak abandonné dans le compartiment légumes d’un réfrigérateur bas de gamme ».
La méditation de Paul sur la condition humaine met en concurrence diverses formes de récits : traités philosophiques, scientifiques ou techniques, discours savants et populaires, ouvrages de développement personnel. Quand il emprunte le mode philosophique (« un homme avec ses limitations et ses grandeurs »), il tourne en dérision les grandes pensées (« une sorte de moment sartrien mais appliqué aux bites ») et finit par se moquer de lui-même (« sa réflexion prenait même un tour presque philosophique, constata-t-il avec dégoût ») pour conclure sur l’inanité de la philosophie (« renvoyant ces décevants philosophes à leur néant »). Malgré un respect avoué pour Pascal et Epicure, la rationalité lui semble incompatible avec le bonheur (« il était même à peu près certain qu’elle conduisait dans tous les cas à un complet désespoir »). Le discours religieux, « un baratin d’ampleur variable sur des sujets divers, introduisant parfois des limitations ou des commandements risibles », se prête aussi à la parodie comique (« je suis venu annoncer la mauvaise nouvelle… c’est une belle matinée pour les larves et asticots aussi ») ou émouvante, « ils traverseraient ensemble la vallée de l’ombre de la mort ». D’autres parodies sont mises en exergue de plusieurs chapitres en guise de citation d’auteurs : un discours publicitaire cocasse présentant des vêtements de la marque GDOFKH et le catéchisme révolutionnaire de Serge Netchaïev.
Houellebecq se livre à une parodie de son propre roman : « on se croirait dans un film, non ? », « on se croirait dans une nouvelle de Kafka ». Le narrateur fait mine de s’excuser quand il cite des passages recopiés de Wikipédia (« Internet constituait cependant une sorte de passage obligé d’un point de vue fictionnel, un élément nécessaire de la story ») et donne une justification faussement logique de ses choix stylistiques : « un récit excessivement lénifiant n’eût pas été crédible, on avait tout de même affaire à un cancer, il était donc nécessaire d’introduire des éléments inquiétants ».
La question de la langue et de la littérature :
Le roman questionne le statut de la langue et sa fonction. À plusieurs reprises, le narrateur feint de s’interroger plusieurs fois : « était-ce comme ça qu’on disait ? », hésite : « comme on disait peut-être encore », ou bien il prétend ironiquement s’exprimer « selon l’expression consacrée », reprend à son compte des expressions toutes faites (« des français de souche, comme on dit ») pour mieux désacraliser les figures figées du langage. Le vulgaire et le sacré cohabitent : la meilleure façon de respecter la dignité du chagrin se résume à « elle aurait mieux fait de lui montrer son cul ». Les jeux énonciatifs (« Ouais, ça va rester un légume, quoi… Il avait failli rétorquer à cette garce qu’elle avait plutôt apprécié les jardins de légumes mis en place par la Mairie de Paris… ») et les commentaires décalés (« on peut vivre sans raison, c’est même le cas le plus courant ») détournent les lieux communs (« On n’était pas là pour s’amuser ; on était là pour mourir, la plupart du temps »), voire les font exploser jusqu’à la conclusion ironique : « il est toujours mieux au fond, que les choses correspondent à leur cliché ». Non seulement, détourner le sens des mots offre une mise à distance salutaire (« c’était vraiment le temps idéal pour mourir ») mais dire les choses frontalement revigore : « cette augmentation du niveau de violence lui avait fait du bien ») et donne envie de « balancer une phrase ironique ». Mettre les mots au service d’un réel non édulcoré, appeler un mort un mort ou une bite une bite, permet de réinjecter de la substance dans une langue devenue molle (les « niaiseries molles… cet étalage de niaiseries lénifiantes »).
Le roman remet en question le statut de la littérature. Face au néant effrayant d’un monde en déliquescence en proie à une incurable imbécillité (« beaucoup de gens aujourd’hui étaient devenus très cons, c’était un phénomène contemporain frappant, indiscutable »), Houellebecq met en concurrence la littérature d’en haut et la littérature d’en bas. Il honore des auteurs classiques aussi divers que Corneille et Apollinaire, mentionne souvent Balzac, peintre aussi dérangeant des mœurs de son époque, et consacre une page à Musset, le grand romantique (« je suis venu trop tard dans un monde trop vieux ») qu’il juge quand même « d’une certaine naïveté »). Mais c’est à la littérature de genre et à la pop culture en général qu’il rend visiblement hommage : innombrables références aux films-culte, tels Matrix, Star Wars, Le Seigneur des anneaux, aux romans policiers d’Agatha Christie et Conan Doyle, aux BD d’Hergé. Le personnage de Delano Durand, l’informaticien hyper génial, semble sorti tout droit d’un James Bond, d’un film d’anticipation ou d’un roman policier de Robert Galbraith alias J. K. Rowling. La supériorité de la littérature de genre s’affirme de manière non détournée : « pour la première fois de l’histoire du monde, la production culturelle populaire s’était montrée esthétiquement supérieure à la production culturelle de l’élite. Le roman de genre, policier ou de science-fiction, était largement supérieur en ce temps-là, au roman mainstream… la classe cultivée, ayant failli sur le plan éthique comme sur le plan esthétique, s’étant par ailleurs gravement compromise sur le plan intellectuel ».
L’amour et la fiction, seuls remèdes contre la mort :
Un discours amoureux adoucit les derniers chapitres et célèbre les retrouvailles des amants, Paul et Prudence, face à la mort. La fin se lit comme une ode à l’amour sous la forme d’une suite osée de scènes pornographiques dont se dégage une immense tendresse (« de longues caresses pornographiques et tendres »). Par le biais du narrateur qui s’attarde sur les strings et mini shorts de Prudence, offre des passages très crus sur les différentes positions sexuelles possibles et des scènes de sexe torride pendant des pages entières, Houellebecq se délecte à faire revivre le lointain et heureux souvenir d’un érotisme disparu, la mémoire des « mortes, les baiseuses des années 1970 ». Il fait entendre un vibrant hommage au « porno soft des années 70 », le « porno honnête », autre domaine de la culture populaire, la perte de la libido occidentale apparaissant toujours chez lui comme le symptôme d’une chute tragique. Si le sexe demeure la seule chose permanente et significative (« l’acte, ça ne s’oublie pas, c’est comme le vélo » et Paul n’a oublié aucune de ses fellations dans les toilettes), il importe de réinvestir le corps. L’amour, la vie, c’est une affaire de corps. Malgré le puritanisme ambiant et cette nouvelle mode des « asexuels », il ne faut jamais trahir le corps. Le roman célèbre Eros (« c’était fait pour ça les putes, pour vous ramener à la vie ») contre Thanatos (« une force sombre, secrète dont la nature pouvait être psychologique, ou simplement biologique, on ne savait pas ce que c’était mais c’était terriblement important parce que tout le reste en dépendait, l’envie de vivre des hommes, et l’avenir de leurs civilisations »). Houellebecq croit au pouvoir de l’amour et du sexe, dernières valeurs humaines possibles contre l’anéantissement. Alors, oui, anéantir est l’œuvre d’un grand romantique au « besoin d’amour inassouvi » qui pleure sur le naufrage tragique du couple, persuadé que l’amour, c’est la question de l’existence.
Si un certain courant d’espérance, accompagné d’une « vague de compassion douloureuse », traverse le roman (« comme le sang se remet à circuler dans un organe meurtri. Alors peut-être pourrait-il advenir quelque chose de bienveillant qui accompagnerait la fin de leur vie »), c’est pourtant la tristesse qui emplit le cœur de Paul dans ses ultimes pensées (« c’était une pensée triste et il la sentait prête à pleurer »). Le réel lui demeure indéchiffrable, fatale condamnation à l’impuissance de la condition humaine. Alors « que faire ? ». L’ironie a ses limites : « il ironisait malgré lui, mais n’avait au fond aucune envie d’ironiser ». Croire aux belles histoires inventées par la pensée magique ou la religion : « les marabouts africains, les wiccans ou les chrétiens demandaient à peu près la même chose à leurs divinités respectives : la santé et l’amour » ? Croire, comme Prudence, à la fiction de la réincarnation dont la théorie s’étale ironiquement sur les deux dernières émouvantes pages du roman ? Mais croire en la réincarnation, « ce serait avoir abdiqué tout espoir pour l’incarnation en cours ». Dans ses douloureuses épreuves, Paul a trouvé le meilleur des remèdes, lire des bons romans d’évasion : « des livres allaient être nécessaires pour supporter ça… il fallait impérativement une œuvre de fiction, il fallait que soient relatées d’autres vies que la sienne », clin d’œil parodique au titre d’un romancier à la mode, Emmanuel Carrère (D’autres vies que la mienne). Seule la fiction maintient le rêve loin d’une trop cruelle lucidité.
Les deux derniers mots du roman, les « merveilleux mensonges », sont le fin mot de l’histoire. Anéantir fait l’éloge de l’amour et de la fiction contre la mort. Houellebecq réussit un roman à la fois pessimiste et confiant non sans rappeler, à l’instar de Stieg Dagerman, que « notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». Loin d’utiliser une langue plate ou relâchée, il pourrait dire avec Baudelaire « dans ce livre atroce j’ai mis tout mon cœur, ma tendresse et ma haine ». Sans triompher du néant, l’écrivain le regarde en face. Houellebecq propose sous le mode de la parodie de renouer avec un constituant anthropologique universel, le besoin de croire.
Mona
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