À Jérôme Ferrari (6) (par Marie-Pierre Fiorentino)
Nord Sentinelle, Jérome Ferrari, Actes Sud, 144 p. 17,80 €
Votre dernier roman cultive un pessimisme réaliste de penseur documenté, parti pris caractéristique de votre œuvre. Vous y passez maître en l’art de le rendre savoureux sans superflu, comme un distillateur extrait l’huile essentielle des fleurs, essence qui, séparée de son eau, donnera naissance à variétés d’effluves.
Retirer, rajouter ou modifier un seul de ses éléments massacrerait votre prose comme s’il s’agissait d’un poème où chaque mot adroitement choisi soutient votre architecture d’images concises et de constats brutaux. D’autres diluent pour faire des pages. Vous, vous concentrez pour que se prolongent longtemps chez le lecteur les impressions les plus variées, les plus contradictoires. Voici mes premières.
J’imagine que durant des années, l’histoire s’est façonnée dans votre esprit avant d’être écrite. Or, étant donnée l’importance que vous accordez aux photographies en général, je situerais sa genèse dans trois en particulier. L’une, d’autant plus suggestive qu’elle n’a pas pu être prise, aurait montré des indigènes, au sens colonial du terme, trucidant, en 2018, un missionnaire débarqué sur leur île dont vous avez décidé que son nom deviendrait un titre, Nord Sentinelle. Sur cette plage à la lisière de la forêt, quatorze ans plus tôt, deux insulaires, peut-être les futurs chasseurs de l’envahisseur, avaient été immortalisés pour les magazines du monde entier depuis un hélicoptère.
Mais c’est un autochtone d’une autre île qui parade sur la troisième, la seule dont nous, lecteurs, pouvons affirmer qu’elle « existe » puisque vous la racontez. Celle-ci, l’avez-vous débusquée dans les archives d’une revue de 1933 ou créée de toute pièce ?
Qu’importe. Pour moi, l’intrigue de votre roman a pour origine cette troisième photo. Pierre-Marie Romani, criminel plus dangereux qu’héroïque, s’est déguisé, à la demande d’une journaliste, en bandit d’opérette. Le lectorat de celle-ci aimant qu’on lui en conte, Pierre-Marie ne s’en prive pas, s’inventant des souvenirs pour justifier ses crimes.
Or, la tentative d’assassinat perpétrée par Alexandre Romani contre Alban Genevey, dont on ne connaîtra pas l’issue, les drames individuels n’étant finalement que les symptômes d’un drame collectif sans fin, se serait-elle produite sans cette convention sociale, devoir faire coïncider son existence avec ce que le regard des autres lui renvoie d’elle ? Si le récit familial du grand-oncle Pierre-Marie n’avait pas pesé sur Alexandre, celui-ci se serait-il senti obligé de poignarder un gars de son âge pour une stupide affaire de bouteille de vin ? Et si ce gars n’avait pas cru être, parce qu’il vient d’ailleurs, forcément supérieur, son instruction et son argent lui octroyant des privilèges, se serait-il senti obligé de répondre à une arnaque par une autre ?
La photo de Pierre-Marie Romani annonce l’engrenage que sera chaque rencontre entre habitants et touristes de cette île, les seconds en quête d’une mythologie locale que les premiers n’hésiteront pas à leur jouer pour peu qu’ils y aient un intérêt immédiat et ce dans l’inconscience la plus totale d’un délitement général du monde. Alors votre ironie décortique, à travers le tourisme de masse ou une séance de team building, ce processus aussi lamentable qu’inexorable.
La petite amie de la victime, Shirin, sous la protection surnaturelle de l’âme de son grand-père et d’un Djinn, essaie pourtant d’y échapper, prise d’une intuition pour la catastrophe qui fera d’elle aussi une prisonnière. Appartenir à un autre monde ? « Elle regrette de ne pas être faite, comme les Djinns, d’une subtile chair de feu ». La policière, Séverine Boghossian, aimerait aussi que l’absurde desserre son étau sur les relations humaines.
Alors la femme avenir de l’homme ? Avec le personnage de Catalina, la mère d’Alexandre, abrutie par sa fascination pour les petits caïds, son amour pour son rejeton et indifférente à la souffrance d’autrui, vous nous protégez de ce cliché. Si l’humanité devait être divisée, ce serait selon une logique que vous instaurez entre « indigène » et « voyageur ».
Vous abordez celle-ci par la provocation : « Le premier qui pose le pied sur le rivage, fût-il animé des intentions les plus pacifiques et les plus louables, fût-il un saint, fût-il le sauveur du monde en personne, il faudrait le tuer. […] En suivant cette simple règle, l’humanité se serait évité, au prix d’un crime minuscule, une atroce et interminable litanie de massacres, d’épidémies, d’asservissements et de mutilations […] ».
On dirait Rousseau s’emportant, par nostalgie d’une nature originelle pervertie, contre les chaussures, traitant de criminel le premier qui en porta, « à moins qu’il n’eût mal aux pieds » concède-t-il. Mais si Rousseau était, je le crains, sincère, Contes, dans le sous-titre de votre roman, indique sans équivoque que le scepticisme s’impose, ce scepticisme cher à Montaigne ou Diderot, vos précurseurs dans la pensée de l’altérité.
Mais admettons qu’en effet les habitants de l’Amérique aient immédiatement massacré Colomb et ses équipages et tous ceux qui auraient suivi. Admettons que le sultan Ahmad ibn Abou Bakr n’ait pas consenti à ce que le capitaine Richard Francis Burton, personnage historique dans l’aventure duquel votre récit s’ancre aussi, quitte la cité d’Harar. Admettons enfin que tous les indigènes aient, comme ceux de l’île de Nord Sentinelle encore aujourd’hui, refusé tout contact avec l’étranger. La vie des uns et des autres aurait-elle été meilleure ?
Vous n’y croyez pas vous-même, constatant à propos des habitants de l’île où se déroule votre récit que « les sauvages locaux, s’ils étaient sûrement enclins eux aussi à exterminer les étrangers, ne rechignaient pas, comme nous allions bientôt l’apprendre, à en découdre de façon fort peu chevaleresque avec leurs propres compatriotes ». Comme le narrateur, de retour après des années passées à enseigner dans un autre pays, n’a pas réalisé son espoir de s’extraire de l’artificialisation de son île au nom d’une prétendue authenticité, il faut admettre qu’il n’y a nulle part de refuge contre la bêtise collective. La musique est mondialisée – pauvre Django –, comme la nourriture et les modes vestimentaires au goût de crocodiles.
Alors heureusement que l’architecture de votre roman est solide car les certitudes les mieux ancrées reposent sur du sable que vous balayez de vos doutes. Vous soulevez des questions dont vous ne laissez à aucun moment supposer que vous possédez la réponse, spectateur autant qu’acteur puisqu’il suffit d’être au monde pour participer, à son corps défendant, à son mécanisme. Ni rousseauiste ni blasé, vous ne laissez personne ou presque à l’abri de votre indignation de bon sens, de votre tristesse désabusée, exprimées dans des formules souvent hilarantes ou des scènes poignantes, toujours inventif dans l’écriture comme par ces longues incises en italiques à la deuxième personne ou ces titres de chapitre, quelques mots volés, comme par hasard – mais sûrement pas au hasard – aux pages à suivre.
« Lucidité salvatrice » écrivez-vous avant d’évoquer « les tortures intolérables de la lucidité ». C’est dans cette oscillation que nous entraîne votre livre.
Lucidité : quel titre pour l’ensemble de votre œuvre !
PS. Je m’aperçois que les rares citations que je vous emprunte occultent la beauté de votre texte, artistique piqûre philosophique. C’est que sa beauté se déploie dans des phrases irréductibles à cet exercice mutilant, la citation. Tant mieux.
Marie-Pierre Fiorentino
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