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A Hanoï, un Algérien avec des sandales de caoutchouc par Kamel Daoud

Ecrit par Kamel Daoud le 23.06.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

A Hanoï, un Algérien avec des sandales de caoutchouc par Kamel Daoud

 

11 heures de vol, dans un cheval d’élan et de fer, luttant contre la nuit et la fin de la terre dans le ciel, pour arriver au Vietnam et à ce moment exact de la vie : les pieds dans l’eau de pluie de Hanoï, chaude, le vêtement mouillé, le corps enfin libre, calmé, serein, ouvert au monde comme une paume, la plante des pieds dans les sandales en caoutchouc, le regard apaisé. La ville est étonnante : mille et une motos traversent la rue et votre tête à chaque minute.

Désordre fou qui ne se conclut pas par la collusion : ici la moto est le descendant du vélo communiste et les gens conduisent en réussissant, dans le chaos, l’art de la fluidité. La moto permet de circuler entre les piétons, dans les ruelles étroites et cela ne coûte pas cher. Du coup, des scènes invraisemblables : des familles entières entassées dans le bicycle avec l’enfant absolument serein, comme s’il avait le visage collé sur une vitre de voiture.

Les pousse-pousse sont encore là mais version conducteurs qui pédalent. Le pays est cependant calme entre les bruits des moteurs, brouillant mais comme silencieux. Chaleur étouffante, terrible, insupportable avec le décalage horaire. Il faut en gros trois jours pour s’y adapter. Visite du premier jour au temple de la littérature, sanctuaire du « Prince propagateur des lettres », fondé au 11ème siècle. Ancien lieu du confucianisme supplanté par le Bouddhisme puis le communisme puis le consumérisme. Impression de se promener dans un film, entre Lotus immobiles et arbres qui ressemblent à des généalogies tant ils sont grands. Puis, une surprise : un distributeur coca-cola derrière l’un des temples entourés de tortues en pierre que les étudiants de l’âge féodal frottaient de leur main pour en recueillir les bénédictions ou le courage face à l’examen. C’est tout le symbole de ce pays : un pays encore communiste mais seulement « formellement ». Dans la réalité, le Parti est invisible : pas de propagande ostentatoire, un discret compromis entre idéologie d’apparence et la réalité libérale. Col Mao et veste US. Confucius et Coca-cola.

Première impression aussi : la femme. Son corps est libre et on ne lui reproche pas les séismes. A Hanoï, les gens ont cette étrange façon de vivre l’espace public comme un espace privé. Les dîners se préparent « dehors », on mange sur les trottoirs entre les mille et une motos (avec parkingueurs comme chez nous). Les plats sont des images, on dévore assis sur un tabouret en plastique et le service est huilé, impeccable, souriant et efficace. Les scènes de la nuit tardives ressemblent à celles de nos maisons : on y lave la vaisselle des restaurants dehors, accroupis, riant de la journée ou racontant le temps.

Les femmes ont les jambes nues, sont élégantes mais ne sont pas harcelées : enquête minutieuse du chroniqueur qui pèse les peuples à leur lien avec leurs femmes. Ici, rien : pas un regard, une haine, une névrose, un harcèlement ou une salive. Les femmes sont les égales des hommes. Le corps n’est pas malheureux : il est porté, vécu, nourri avec application. Des touristes se promènent dans le fameux « Quartier des 36 rues » où loge le chroniqueur.

Centre de Hanoï et ses artefacts pour touristes. Ils sont nombreux car le Vietnam a une image dans le monde. Les visiteurs mangent dans les rues, assis, entre les vietnamiens, des plats d’une saveur de fruit. Le souci de l’apparence du mets est poussé jusqu’à faire une peinture avec une salade, et un portrait avec un fruit. Les femmes conduisent les motos avec leurs talons aigus souvent ! Passons.

Impressions heureuses sur ce pays qui a un parti unique et une vie libérale. Pays des boat-people il y a quelques années, aujourd’hui en plein boom, exportateur exemplaire de café ou de thé ou autres riz. Pays tué par deux ou trois colonisations mais qui a gagné ses guerres, y compris contre la vocation fatale d’être un vétéran de guerre qui tue son propre pays. Sur la route de l’aéroport, question numéro 1 au guide : Avez-vous un ministère des anciens combattants de vos guerres ? Réponse : non. Une association.

Le ministère du travail s’occupe des invalides. Grands mots jamais voisins chez nous : travail et invalides de guerre. Et les guerres justement ? Agacement puis réponse : on pense au présent et à l’avenir, répondent la plupart. C’est enseigné dans les écoles ? Oui, mais pas à l’excès. La liberté de la presse ? Silence gêné des journalistes rencontrés. Ici le Parti contrôle encore les médias. Cela signifie les maux du politique peut-être : corruption, représentativité flouée, etc.

Autre question : l’effort. Alias le travail : ici, les gens ont la culture du double emploi car le « plein emploi » n’existe pas ; tout le monde vend, achète, mange ou déplace, dit-on. Il n’y a pas de pétrole, que des bras.

L’arrivée du chroniqueur correspond avec la visite d’une délégation vietnamienne en Algérie, pays qui achète tout et vend le « don de Dieu », alias le pétrole. Reprise de l’ancien lien sous la colonisation puis sous le socialisme. Possible ? On verra. Hanoï est lumineuse, agitée, désordre coordonné, commerces et culte des ancêtres ou des tortues, libéralisme et prudence. Il pleut abondamment aujourd’hui. Les ruelles sont protégées par de grands arbres. Les poteaux électriques ressemblent à des labyrinthes de fils et de câbles, monstrueux. La terre fait remonter de la vapeur et les piétons se couvrent de plastiques pour se protéger ; une vendeuse de Cd regarde le chroniqueur s’abriter des pluies drues. Elle lui apportera plus tard un banc et le priera de s’asseoir.

Le monde est nu comme une main. Le terrible monologue de l’Algérien, celui qui hante la tête et que chacun de nous promène dans le monde, cesse brutalement. Il n’y a plus de colère ou de mots. Appartenir devient un don. Cesse un ressac. La pluie lave les arbres et mon corps. C’est une ablution.

Sous les pieds, la rue et les sandales. Souvenir d’un Algérien qui est passé à Hanoï, peut-être dans ces ruelles en 1967. Il a écrit L’homme aux sandales de caoutchouc, une pièce de théâtre sur les utopismes de l’époque. L’homme a été enterré à équidistance entre le culte et l’indifférence. Le soir, retour à la chambre. Il faut ouvrir ce livre de sable qu’est Internet et revenir au pays pour écrire : d’un coup, les salafistes, la jupe courte, le retour du Parti unique, Bouteflika et ses produits, le malaise, débarquent dans votre tête.

Le jacassement du pays reprend et vous ternit. On y apprend que la fiche communale pour de nouveaux anciens Moudjahidines est de retour. Que le Parti unique est de retour. Prix, pénurie, approvisionnement, vie et chronique d’un pays transformé en un intestin. Derrière les fenêtres, les rues de Hanoï vous rappellent que le monde est une possibilité. Qu’il n’est pas composé de notre malaise, de notre face-à-face avec l’Occident. Derrière nos géographies mentales, le monde est aussi ces Asie(s) vastes. Le Vietnam vous laisse cette impression qu’il y a d’autres issues aux décolonisations que la ruine, la dictature, le culte des vétérans ou l’hyper-nationalisme qui ne se mange pas et dégonfle les bras.

Cap sur la capitale de l’ancien empire Hué. Le demain du Vietnam est le hier de l’Algérie.

A cause du décalage d’horaire et de mentalités.

 

Kamel Daoud

 


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A propos du rédacteur

Kamel Daoud

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Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mostaganem, est un écrivain et journaliste algérien d'expression française.

Il est le fils d'un gendarme, seul enfant ayant fait des études.

En 1994, il entre au Quotidien d'Oran. Il y publie sa première chronique trois ans plus tard, titrée Raina raikoum (« Notre opinion, votre opinion »). Il est pendant huit ans le rédacteur en chef du journal. D'après lui, il a obtenu, au sein de ce journal « conservateur » une liberté d'être « caustique », notamment envers Abdelaziz Bouteflika même si parfois, en raison de l'autocensure, il doit publier ses articles sur Facebook.

Il est aussi éditorialiste au journal électronique Algérie-focus.

Le 12 février 2011, dans une manifestation dans le cadre du printemps arabe, il est brièvement arrêté.

Ses articles sont également publiés dans Slate Afrique.

Le 14 novembre 2011, Kamel Daoud est nommé pour le Prix Wepler-Fondation La Poste, qui échoie finalement à Éric Laurrent.

En octobre 2013 sort son roman Meursault, contre-enquête, qui s'inspire de celui d'Albert Camus L'Étranger : le narrateur est en effet le frère de « l'Arabe » tué par Meursault. Le livre a manqué de peu le prix Goncourt 2014.

Kamel Daoud remporte le Prix Goncourt du premier roman en 2015