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A ceux qui ont tout perdu, Avril Bénard (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge 13.04.23 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Roman

A ceux qui ont tout perdu, Avril Bénard, Editions des Instants, janvier 2023, 195 pages, 19 €

A ceux qui ont tout perdu, Avril Bénard (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

 

Que feriez-vous si demain des soldats vous demandaient de faire vos bagages en 2 heures pour prendre un bus et se sauver ? Comment « faire le bagage d’une vie » ? C’est ce qu’a imaginé l’auteure à travers 8 personnages : Manon et Jeanne (sa fille), Louis (son mari), Paul, Marek, une dame âgée, Shoresh (sourd de naissance), Guy (« SDF ») et Totem (son chien). Ainsi qu’une famille nombreuse, qui forme la psyché d’une famille unie et un « je », né comme l’auteure en 1986. La date est importante car elle témoigne du début d’un certain désenchantement du monde industriel. Les années 80 ont créé de jeunes adultes fragiles, une génération qui croit en l’avenir et non pas en dieu. Mais à quel saint se vouer une fois que l’avenir se dissout et que l’on ne réussit plus à l’imaginer ?

Ce roman est particulièrement incisif car il reflète à la fois la légèreté de la vie moderne et sa fragilité. Tout peut basculer du jour au lendemain. L’auteure arrive à jouer plusieurs partitions à partir d’un même évènement. Elle sait mettre en valeur la différence de coloration psychique d’un fait identique qui rebondit de chapitre en chapitre à travers chaque personnage.

Les scènes se passent en hiver. Dans une ville. Laquelle ? On ne sait pas trop. Elle pourrait être dans les Alpes, comme en Ukraine. L’auteure ne donne pas d’indices réels sur la géographie. C’est juste une géographie occidentale et urbaine. La météo y est glaciale, elle ensevelit tout espoir et tous les muscles.

L’auteure a un réel talent pour nommer les choses, on y ressent toutes les émotions investies par les personnages dans leurs objets. Camus écrivait « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Comment se libérer par exemple d’un manteau « bleu libellule » avec de grands motifs amérindiens, une rareté « Chimayo » des années 30, d’un cadeau d’amour sincère ? L’auteure dévoile son attachement à bien nommer les choses à travers la maman de Manon et la grand-mère de Jeanne, celle qui a « porté deux vies ». Cette grand-mère aimait lire les livres de botanique, ce qui lui valait parfois quelques moqueries. Or savoir « nommer le monde, c’est le reconnaître, le respecter ». L’art de la nuance et de la justesse est le signe des êtres élégants et respectueux de leur environnement.

Cette précision sur les choses se retrouve également dans la « vieille dame », Suzanne qui chérissait les détails tels des remparts, comme le bout érodé d’une cuillère, témoin de vies passées. Suzanne, vieille fille, continue de rêver, malgré le poids de sa vieillesse et de ses os. Vieille mais toujours pleine d’espoir, avec son pétale de tulipe enfoui dans son portefeuille, où se cache encore la photo de son fiancé qui l’avait abandonnée pourtant depuis tant d’années…

Dans ce roman, on sent un ricanement, une prise de distance assumée face à une société qui voue un culte ridicule et exacerbé au jeunisme et à l’abondance, de ces Hommes qui se « parfument à la jeunesse ». Alors que rien ne vaut l’authenticité d’un vieux chien… Cette authenticité, on la trouve aussi dans le personnage de Marek qui parle un « polonais qui se lie au français », « un français parfait » avec un « ourlet polonais ». Un personnage borné mais vrai, qui préfère attendre ce qui n’arrivera jamais. « Que les choses arrivent ou n’arrivent pas, c’est l’attente qui est magnifique » (Nadja, d’André Breton).

Mais un jour, tout peut s’arrêter par le bruit des mitraillettes, ces « sons qui trouent », ces éclaboussures de vies. Seuls restent alors des cailloux. Manon ramasse alors un dernier caillou avant de partir, le caillou qu’a probablement foulé son père avant de mourir. Un caillou sacré.

« Qu’est-ce que le sacré, si ce n’est une histoire dans laquelle puiser des forces ? ».

Ce roman divinement écrit est un puissant remède contre les fausses jouissances.

A lire absolument pour jouir de l’essentiel.

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

 

Avril Bénard signe son premier roman aux Editions des Instants, après avoir publié dans différentes revues littéraires.

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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".