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Roulez Jeunesse !, par Charles Duttine

Ecrit par Charles Duttine 04.07.18 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

Roulez Jeunesse !, par Charles Duttine

 

 

(Où il est question de Marcel Duchamp, du col de la Croix Morand et du Tour de France…)

 

La foule dense, vive, bariolée semblait agitée d’étranges vagues. On aurait dit des convulsions presque maladives. Les plans d’ensemble qu’offrait l’écran de télévision suivaient cette masse en mouvement. Elle ressemblait à un curieux animal, une énorme couleuvre qui épousait les courbes de la route et, comme les anneaux d’un serpent, elle ondulait, cette foule. Au fur et à mesure que les cyclistes approchaient du sommet, vu de haut et des hélicoptères qui suivaient la course, la frénésie houleuse des spectateurs était perceptible.

Le Tour de France s’était installé pour quelques journées dans le Massif Central. Les coureurs, en cette fin d’étape, gravissaient les pentes du col de la Croix Morand. Un col de deuxième catégorie, comme on le classifie. Une montée pas très difficile pour ces champions, mais l’on était en troisième semaine de cette épreuve. L’arrivée à Paris était prévue le dimanche suivant. Et les cyclistes étaient en fin d’étape. Ils étaient partis en matinée de Saint-Etienne et le col de la Croix Morand était le dernier de la journée. Les caméras faisaient des gros plans sur les coureurs et l’on voyait tous ces visages qui grimaçaient. Pour la course, rien ne semblait joué ; la plupart des favoris étaient ensemble, le maillot jaune était là, les quatre ou cinq premiers également. Ils avaient laissé partir un obscur, un sans-grade qui ne les inquiétait pas pour le classement final et qui avait dû se ménager pour la victoire de cette étape. Néanmoins, leurs visages étaient crispés, creusés par l’effort. On ne grimpe pas innocemment le col de La Croix Morand, après avoir « bataillé » les semaines d’avant et qu’on a roulé, pas vraiment en roue libre, pendant près de 200 Kilomètres.

Le personnage de notre histoire regardait cette retransmission. Son prénom est Marc. Il est jeune, un peu moins de la trentaine. Et il aime particulièrement le Tour de France. Bien entendu, il sait toutes les suspicions qui pèsent sur les coureurs, le dopage notamment, certains arrangements parfois. Mais, foin de tout cela, le spectacle d’une étape de montagne reste pour lui quelque chose de fabuleux. La caméra s’immisce au cœur de l’action. On voit les cyclistes, parfois peiner, défaillir, d’autres exprimer toute leur puissance, se dépasser, se transcender, enfin quelques-uns, à force de volonté, réussir à suivre, à s’accrocher. Un tableau formidable où toutes les qualités humaines et leurs fragilités se donnent en spectacle.

Il restait aux coureurs encore quelques centaines de mètres avant d’atteindre le sommet. Les commentaires des journalistes à la télévision s’enflammaient, devenaient dithyrambiques, leurs voix s’égosillaient, les superlatifs fusaient. Que d’animation et d’agitation dans ce col de la Croix Morand, entre les coureurs, les suiveurs, le public, les médias ! D’habitude cet endroit est des plus solitaires. Quand on le passe, un jour ordinaire, ce col qu’on appelle aussi étrangement celui de Diane, semble attendre tranquillement les rigueurs de l’hiver. Col de la Croix Morand, ou de Diane, lieu austère, sévère, presque mystique où la terre, le ciel et le vent se donnent souvent rendez-vous pour se braver.

Aujourd’hui, c’étaient les cyclistes, tous vêtus de couleurs multiples qui s’affrontaient. De même, leurs supporteurs s’affichaient avec force banderoles, drapeaux et déguisements. Toutes les nations européennes, et même au-delà, semblaient avoir délégué quelques-uns de leurs représentants pour soutenir leurs champions. Pour Marc, notre téléspectateur-héros de notre récit, les derniers hectomètres du col furent vécus avec intensité. Il y eut quelques légers décrochages de coureurs, des à-coups. Ceux qui avouaient leur peine faisaient tout pour ne pas perdre le contact avec le groupe. Et puis finalement le sommet du col ! Ils allaient, tous, pouvoir souffler un peu. Il restait quelques kilomètres de descente jusqu’à l’arrivée. Là, les attendait un petit raidillon qui mène vers Murat-le-Quaire, ce gentil bourg, après La Bourboule où il y aurait certainement foule.

La descente est large, les virages ne sont pas traîtres ; on ne pédale presque pas ; il suffit de se laisser aller en roue libre. C’est un spectacle tout aussi beau que la montée. Les cyclistes retrouvent une fluidité, le corps se détend, chacun cherchant à épouser le sillage du précédent. Le peloton de tête semblait ainsi glisser et onduler, là aussi, d’une manière reptilienne. Roue libre pour tout le monde ! Même les commentateurs avaient opté pour des propos en sourdine. La chaîne en profita pour placer quelques publicités, quelques messages, comme ils disent.

De retour sur la course, les caméras fixaient, comme elles le font parfois, le pédalier d’un cycliste, la roue, les rayons, le pignon… Belles images devant lesquelles les commentateurs étaient quasi muets. Ils laissaient chacun savourer ce spectacle d’une roue qui tourne, sans à-coups, sans heurts, d’une manière lisse. Une image comme une échappée libre hors du quotidien, dans le monde du rêve ! On aurait dit de l’art cinétique… Etrangement Marc, notre téléspectateur, pensa à Marcel Duchamp et sa fameuse roue de bicyclette. L’artiste l’avait exposée, il y a tout juste un siècle. Et cette roue symbolisait pour Marc la liberté, la beauté au quotidien, la fluidité des choses. Il est vrai qu’une « roue libre » tournant indéfiniment, pour le seul plaisir de tourner, possède quelque chose d’apaisant. C’est comme se laisser aller à contempler un feu de cheminée ou l’écoulement têtu du filet d’eau sortant d’une source.

Notre personnage se disait également que ce spectacle d’étape du Tour de France, c’était une exacte image de ce qu’il était en train de vivre. Pour quelques jours, Marc était « en roue libre », il soufflait lui aussi. Son travail, il le mettait entre parenthèses. Il ressemblait bien à une montée de col, ce travail qui était le sien. Une activité professionnelle dure, exténuante, tendue ! Et des journées de repos, comme en ce moment, il les vivait comme une descente tranquille, une décompression fluide.

Marc travaille dans une société de téléphonie, sur une plateforme au service clientèle. Mais cette « plate-forme » est-elle si plate ? On peut se le demander ; des cols et des descentes, elle en connaît. Comme une course de montagne, son job doit suivre des virages en épingles à cheveux, éviter des sorties de route ou des tête-à-queue. Il s’occupe notamment de répondre aux clients et à leurs multiples interrogations. Une activité professionnelle qu’il apprécie et juge humainement intéressante. Toutes ces personnes qui appellent la plateforme téléphonique où il exerce, ont, pour la plupart, besoin d’aide, de soutien. Ils sont parfois un peu perdus comme un coureur qui traîne derrière le peloton. Marc donne des conseils, éclaire sur un produit, tente de résoudre les problèmes d’abonnement, d’accès ou de réseau. Et notre personnage se rappelait quelques cas compliqués où son empathie spontanément l’avait envahi devant un client décidemment lâché devant un matériel rétif. Mais une société de téléphonie n’est pas un organisme philanthropique. Parfois, ses supérieurs lui demandent d’agir au minimum. Et les impératifs économiques l’emportent trop souvent à son goût. On lui demande fréquemment un rebond commercial. Vendre, toujours vendre ! Il est parfois tiraillé entre les attentes de ses clients et l’objectif franchement commercial. Et puis, il y a aussi des clients odieux. Ils l’interpellent à la limite de l’injure. Son travail n’a rien d’une sinécure.

Parmi ses supérieurs, officie un terrible personnage, Bartholo. Chef d’équipe, Bartholo encadre tous les chargés de clientèle directement sur la plateforme. On entend parfois sa voix grave et tonitruante résonner sur le plateau. Il porte un nom de personnage d’opéra, mais ses trilles n’ont rien de mélodieux. « Décrochez ! » est son leitmotiv. Il ne faut surtout pas qu’un appel sonne dans le vide. Et tous les chargés se doivent de raccourcir leurs entretiens. Le temps d’appel est minuté. Régulièrement, la moyenne des temps consacrés aux clients apparaît sur le profil informatique de l’employé. Et l’on a reproché au personnage de notre histoire, à Marc, de rester trop longtemps sur certains cas. Imagine, lecteur, la contrainte que vit au quotidien notre jeune héros. D’un côté, les clients qui attendent le règlement de leurs difficultés et, de l’autre, les vociférations d’un Bartholo !

« Décrochez ! Bon sang, il y a du monde sur la ligne » répète sans cesse Bartholo. C’est ce qui revenait en mémoire à notre personnage. Tout cela était bien crispant et loin du farniente qu’il était en train de vivre, là, devant sa télévision en voyant les cyclistes descendre le col, en roue libre, vers La Bourboule. Marc avait beau regarder passionnément cette fin de course, la figure de Bartholo s’imposait à lui. Ce qu’il y a de terrible avec la vie professionnelle, c’est qu’elle vous poursuit parfois alors que vous êtes tranquilles ailleurs ! Il pensait avoir mis entre parenthèses sa vie professionnelle. Mais une parenthèse que l’on ouvre peut-elle être totalement hermétique ? Quand on décide d’écrire entre parenthèses, la barre courbe, étrangement arquée que l’on trace, n’a-t-elle pas quelque chose de poreux ? Peut-on totalement oublier son quotidien, les soucis professionnels et les préoccupations habituelles ? Une parenthèse ne vient pas interrompre complètement la narration de sa vie. Un épicier en vacances restera toujours un épicier et sera curieux des étalages de ses confrères, ou bien un mécanicien en villégiature se surprendra à écouter le ronronnement d’un moteur. Et quand on est chargé de clientèle, comme notre personnage, les soucis professionnels reviennent d’une manière sournoise et entêtée. Comme des bâtons dans les roues, certaines images obsédantes s’imposent. Et celle de Bartholo faisait oublier à Marc cette belle descente et ce final d’étape.

Ce Bartholo mérite bien son nom. Comme le personnage de Beaumarchais et celui de Rossini, il est colérique, jaloux et obtus ; il veille sur ses subalternes à la façon d’un gardien de meute. Physiquement, il est imposant. Et devant les jeunes femmes employées qui ne sont pas dupes, il fait la roue tel un paon orgueilleux ! Quelqu’un l’a même entendu employer le mot « cheptel » pour désigner ceux qu’il manage. Voilà pour le personnage. Ces foucades verbales sont bien connues. Il n’hésita pas à vomir à quelqu’un qui osait lui faire une remarque : « Toi, je te mange toute crue ! ». A un autre qui annonçait son arrêt maladie, il avait éructé : « Mais on s’en fout de tes problèmes de santé. Ici, c’est le bien-être des clients qui importe ! ». Et son mot d’ordre qu’il répète à longueur de journée est « Roulez, jeunesse ! », histoire de dynamiser le groupe de jeunes employés qu’il chapote. Bref, chez Bartholo, il y a du sous-officier aviné, du cabotin et du toréador, sous son allure de chef de troupe.

« Chute ! » s’écria tout à coup le journaliste-commentateur. « Chute, à l’avant de la course ! ». Dans cette descente toute lisse, tout d’un coup, tout se voyait bousculé. La caméra elle-même vacilla et montra finalement un cycliste à terre, vélo un peu plus loin. Un moment d’effarement pour tout le monde… C’était l’un des favoris qui avait chuté et qui se remettait tout doucement de cet accident. On revit le moment où le coureur dévissa et tomba lourdement sur l’asphalte. On remontra à nouveau complaisamment cette culbute et les journalistes commentèrent cette faute, due à une erreur de trajectoire. Il n’y avait pas grand monde dans cette descente, les spectateurs s’agglutinent dans la montée et les derniers hectomètres d’un col. Dans la descente, les coureurs sont seuls avec la route et leurs adversaires. En l’occurrence, la caméra cadrait le cycliste, sur le bas-côté, se tenant le bras, le visage grimaçant et l’air ahuri. À l’écart, son vélo gisait à terre. Là aussi, les images s’attardèrent sur une des roues qui tournoyait encore, telle une toupie. Manifestement, cette roue était voilée ; elle ne tournait pas rond ; elle était quelque peu cabossée comme chez Marcel Duchamp et son va-et-vient ressemblait à une curieuse ellipse.

Finalement, le cycliste fut dépanné, et s’élança à nouveau dans la descente. Le choc n’avait pas été aussi dramatique qu’on le pensait. Les commentateurs glosaient ; il pourrait peut-être revenir sur le groupe, à la faveur de la fin d’étape où, souvent, les coureurs ralentissent et s’épient les uns, les autres. Après cet incident, les pensées de Marc divaguèrent ; il s’échappa à nouveau de la course. Elle venait de vivre un accroc, lui en avait observé des accrocs, des heurts, des crispations à son travail. Décidemment, il n’arrivait pas à se défaire de ces images qui l’obsédaient. Il se souvenait d’une amie qui travaillait comme lui sur la plateforme téléphonique. Elle s’appelait Lydie ; elle se plaignait sans cesse de maux de ventre qui l’élançaient notamment quand elle venait rejoindre le groupe. Et un jour, en fin de matinée, après que Bartholo fut doublement odieux, elle se sentit incapable de prendre les appels. Lydie paraissait comme tétanisée, regardant dans le vague… Puis, à un moment, n’écoutant personne, ni Bartholo, ni ses collègues, Lydie, tranquillement, se leva et quitta le plateau, les yeux toujours ailleurs. Jamais, on ne la revit. Quelques jours plus tard, les employés entendirent à son propos parler d’un syndrome d’épuisement professionnel ou encore évoquait-on un « burn-out ». Comme une bougie consumée, Lydie semblait s’être éteinte au travail. Plus rien ne roulait rond pour cette jeune femme. A sa façon, elle avait connu une chute, mais plus question pour elle de reprendre sa place, avec l’ordinateur comme seul horizon devant elle, les écouteurs rivés à ses oreilles, et Bartholo derrière elle qui grommelait en lançant des jurons. Difficile d’aller de l’avant.

La course était en train de se terminer. Les cyclistes approchaient de Murat-le-Quaire et de son raidillon qui menait à l’arrivée. Pas de roue libre, les pédales pesaient, les visages des coureurs étaient à nouveau crispés, presque émaciés. Le sans-grade qui s’était échappé fut finalement rattrapé et ce fut un favori qui l’emporta. Celui qui était tombé arriva avec quelques légères secondes de retard, comme l’avaient laissé entendre et prévu les journalistes. Une belle étape somme toute !

Comme il le faisait souvent en fin de retransmission, le réalisateur de la télévision proposa quelques images aériennes splendides ; on revit le col de La Croix Morand, maintenant presque déserté et les deux puys qui l’encadraient, notamment le Puy de la Tache. La beauté et la majesté de ce lieu apparaissaient dans toute leur splendeur. Il retrouvait sa pureté. Pour Marc, la parenthèse télévisuelle se terminait.

Et Marc se demandait finalement ce qu’aurait pensé Marcel Duchamp de tout cela, du Tour de France et de son barnum, de l’étape et ses péripéties, du col de La Croix Morand, surtout du monde du travail, de Bartholo, de ce que vivent certains jeunes aujourd’hui, du léger spleen de Marc, de l’effondrement de Lydie et des roues qui tournent dans le monde qui est le nôtre, pas toujours d’une manière ronde et libre…

 

Charles Duttine

 


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A propos du rédacteur

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Charles Duttine enseigne les lettres et la philosophie, après avoir étudié à la Sorbonne où il fut notamment élève d’Emmanuel Levinas. Auteur de nombreux récits courts, dont Douze Cordes (Prix Jazz en Velay, 2015), il a publié deux recueils de nouvelles, Folklore, Au Regard des Bêtes et un récit romanesque Henri Beyle et son curieux tourment.

Son dernier ouvrage (deux novellas) L’ivresse de l’eau suivi par De l’art d’être un souillon vient de paraître aux Editions Douro. Il publie régulièrement dans de nombreuses revues littéraires.