Puissance et tremblé du poème (1)
Rilke : La première page des "Elégies de Duino"
Qui, si je criais, m’entendrait depuis les hiérarchies
des Anges ? Et quand bien même l’un d’eux soudain
me prendrait sur son cœur : je mourrais
du fait de sa trop forte présence. Car le beau n’est
que le commencement du terrible ; à peine nous le supportons-nous
et nous ne l’admirons tant que parce qu’il néglige
de nous détruire. Tout ange est effroyable.
Je me contiens et je refoule le cri d’appel
d’un obscur sanglot.
Rilke, à ce qu’il en a dit, préoccupé par la rédaction d’une lettre relative à sa séparation d’avec Clara, était sorti. Dans le tumulte de l’orage, des mots, d’autres mots que ceux qui répondaient à son souci, s’imposent à lui et constitueront le départ du poème. Il n’y va de rien de moins que d’une rencontre avec l’Ange. Surgissement terrible, poignant pourtant et si capital qu’il se retrouve, avec des mots semblables, dans la seconde Elégie : Tout Ange est effoyable / Pourtant – malheur à moi – je vous invoque, oiseaux presque mortels de l’âme…
Au départ, un cri. Celui du poète qui dit je. Puis l’éventualité d’une arrivée foudroyante, ce magnifique surgissement de l’Ange, figure mythique, bientôt sertie dans le drame impliqué par la rencontre de l’homme et de ce qui le déborde. Un Ange, donc, dont l’arrivée provoque l’effroi. Alles Angel ist schrecklich ! Tout ange est effrayant : Ou Tout ange est effroyable, et j’avoue que bien que je reste attachée à la traduction de J.F. Angelloz, je préfère, à effrayant, effroyable qui claque davantage. Quoi qu’il en soit, cet effroi, affirmativement posé, prend ici force de loi. Voilà pour le surgissement. Voilà pour la tempête et pour l’inspiration.
On l’oublie trop souvent, tant ce surgissement a de force, l’homme était présent dans le poème dès avant l’arrivée de l’ange. Sans qu’on le remarque forcément, il occupait dès son troisième mot le champ de l’élégie, où il paraît comme celui qui ose dire je et se figure dans l’élan d’une rencontre, dans l’initiative de son appel et de son cri, dans l’aveu de son besoin… Alors le drame est en place. Un drame. Un mythe, et l’affrontement qu’il suppose. L’homme et ce qui le dépasse. Pas d’évocation ici de la délicatesse de cœur d’un ange subtilement maquillé en jeune garçon, comme ce sera plus tard le cas dans l’Elégie suivante, lorsque Raphaël se déguise en jeune homme pour ne pas effaroucher le jeune Tobie (Jüngling für den Jûngling, jeune homme aux yeux du jeune homme). Pas non plus l’exquise familiarité d’un au-delà consentant à la mesure de l’homme et de ce monde (L’enfant et l’ange partirent devant, le chien suivait derrière, disait la Bible à ce propos). Non, ici, doivent s’affronter jusqu’à la démesure, l’homme qui crie la nudité de son besoin de dépassement et la figure lointaine venue du haut des Hiérarchies. Ainsi les trois premiers vers du poème vous jettent-ils au visage tout le fracas de cette dissymétrie.
Mais le poème n’est pas si simple. Dans le même temps, cette dissymétrie était d’emblée déjà renoncée. L’affolante dextérité de Rilke consiste à la livrer comme vision, comme une vision qui s’impose, tout en la refoulant par la ratiocination. C’est ainsi que le poème se distribue simultanément selon deux modes, celui de l’émotion et celui de la prudence raisonneuse. L’émotion liée à l’arrivée de l’ange l’emporte pour l’imaginaire sur la prudence et on en retient l’image. Pourtant, le face à face offert, à titre de vision, par les premiers vers n’a jamais lieu. Le cri reste dans la gorge, avec le sanglot qui l’accompagne. Il correspond à une audace refoulée de la pensée et du désir. A juste titre : tout simplement parce que ce face à face serait mortel. Quelques conditionnels suffisent ainsi à distribuer l’audace, la prudence et la réflexion, puisque, en bonne logique mythologique, ce qui appartient à l’ailleurs brise les mortels.
Il y a plus ici, sur le plan de l’émotion, où la poésie joue en liberté. La délivrance de ce double message n’est pas si complexe qu’elle ne veuille encore se charger de l’évocation émouvante d’une attitude. De deux attitudes même : celle de l’homme et celle de l’ange. Au cri de détresse de l’homme répondrait en effet le geste, non le geste, mais l’idée du geste d’amour, de l’ange qui, courbé vers lui, le prendrait sur son cœur. Voilà encore pour la figuration de la présence de l’ange. Mais cette fois encore, il est impossible de s’installer dans cet imaginaire de tendresse, qui n’a été que pensé et ne fait que passer. Bientôt c’est la beauté qui se substitue à l’Ange, la Beauté, cela même dont l’Elégie et le poète sont en quête et dont on ne sait s’ils se hasarderont à la provoquer.
Ce départ en majeur, mieux ce départ en majeur subrepticement rogné par la fragilité humaine, a de quoi éblouir. L’ensemble de l’élégie ne dément pas cette puissance, quand ce ne serait que par le principe sur lequel elle s’organise. De quoi s’agit-il, en effet, si ce n’est de la définition, ou de la description de l’homme et de ses différents possibles. Mais elles ne seront ni l’une ni l’autre prononcées. A la puissance de l’attaque du poème dans ce qu’elle semblait avoir de frontal vient donc répondre la sinuosité d’une hésitation. La grande force de Rilke est de ne pas trancher. D’où les méandres apparents d’un poème qui va conduire de suggestion en suggestion, jusqu’à ce que, peu à peu, se révèle entre des contours brouillés, ce qui définit une vocation d’homme et de poète.
Rilke fonde alors son approche sur une manière de jeu d’anamorphoses : l’homme devant se laisser dessiner par l’exercice de rencontre ou de comparaison auquel le soumet le poème, autant dire par son contour. Autant dire encore par cela qu’il n’est pas. Après l’homme et l’ange, ce sera, une fois révoquée l’idée de la rencontre impossible de ce dernier, l’homme et les animaux, l’homme et ce monde, la nuit, le printemps, les étoiles ou même l’homme aux prises avec sa propre capacité d’émotion, lorsqu’il peut entendre, par une fenêtre ouverte, un violon s’abandonner. Il ne saurait cependant se mesurer à tout cela. Il ne peut se comparer, même par différence, ni aux anges, ni aux animaux, ni au monde, ni peut-être à sa vie même. Il n’est même pas non plus réductible à sa capacité d’aimer et de partager son amour dans la réciprocité, puisque le poète trouve à glisser, dès cette première Elégie, le thème, qui lui est cher, des amantes délaissées. L’amour même ne ferait qu’étreindre le vide et, selon le poète, les amantes dont l’amour dure intact seraient celles qui n’ont pas été rejointes, d’où son étonnante Vie de Marie, pensée comme un destin de délaissement. Il en arrive ainsi, pour ce qui est de cette élégie, que, d’inexactitude en inexactitude, d’inadéquation en inadéquation dans ces tentatives paradoxales de rapprochement, tout à la fois partielles et décevantes, le bel exercice de comparaisons et de rencontres sur lequel se fondait le poème, devient volontairement approximatif. Ni ajustement, ni exactitude. Les repères sont meubles. C’est aussi que les partenaires de ces couples de comparaisons s’y rejoignent d’autant moins qu’aucun d’entre eux n’échappe à sa part d’indicible. L’idée de définir l’homme par ce qu’il n’est pas en arrive à se laisser miner par le fait qu’on ne saurait connaître davantage le monde, la nuit, les animaux, et l’aimée elle-même que l’ange, et tous ceux-là que l’homme.
A l’élan du début de l’élégie, à la force et à la prudence du raisonnement par lequel le poète tentait de cerner la destinée humaine par autre chose qu’elle-même, s’ajoute la sinuosité du développement de la pensée et de l’exposition de ce que nous faisons sur cette terre. Le monde, la parole, le désir, la vie, la mort, l’art sont tour à tour évoqués dans ces vers. Une fois abandonnée l’idée de l’arrivée de l’ange se présente l’image de la précarité humaine et de nos différents recours, qui peuvent être des plus minces et de ceux-là même que l’on ne prend pas d’habitude en considération, un arbre, la nuit, une habitude, peu de choses, en somme. On pourrait se demander, n’était l’émotion liée à ces évocations, si l’ampleur de départ du poème ne va pas se défaire, à ceci près que le dénuement représenté est aussitôt compensé. Ce même homme précaire dont le poète marquait l’hésitation est en effet sauvé par le devoir qui lui incombe. Il est fondé par sa mission et l’un et l’autre, devoir et mission, sont de dire le monde, de prononcer ce qui est. Bientôt par une sorte de glissement, comme Rilke en opère si souvent, ce devoir et cette mission en viendront à se confondre avec l’exacerbation du désir, dût-il ne jamais s’épuiser dans son objet, et si important pourtant qu’il constitue la véritable différence entre les vivants et les morts.
C’est en revenir à l’expérience du manque sous-jacent aux premiers mots du poème. Cette fois encore la méditation va glisser et le deuil nécessaire aux jeunes morts qui auraient à se sevrer de l’attachement qui les liait aux choses terrestres va se laisser dépasser par l’éventualité de la création à venir. Nous sommes conviés à passer de l’ange, à la musique. L’hommage qui est rendu au désir et le retrait qui l’accompagne, plus encore, l’exercice de décentrement qui en résulte et qui s’oppose si fortement au surgissement de l’ange vont converger dans la légende de la naissance de la musique. La mort de Linos aurait fait vibrer le vide et la musique se serait alors posée sur le deuil. Il s’en trouve que les différents retraits du poème, ses hésitations elles-mêmes menaient, selon un principe qui sera celui de toutes les autres élégies, à une affirmation discrète touchant à l’espérance. Tout cela fait en effet passer de la rencontre impossible au murmure de l’espérance. Le poème, parti du mythe, s’achève sur l’évocation d’une voie ou d’un à venir que les élégies suivantes creuseront. Il fait passer du fracas renoncé à la musique, du désir irréalisable de ce qui passe l’homme à sa création propre qui adoucit la perte et fait vibrer le deuil. Il fait passer encore de l’ange à Linos, à la mort de Linos et de l’un à l’autre, l’homme et le poète se seront cherchés sur leur sol et dans leurs désirs. C’est donc le dessin de cette quête qui aura été reproduit.
L’architecture admirablement posée du poème a ainsi semblé contredite par le tâtonnement qui est spécifique de la manière si émouvante de Rilke. Cette fois encore la hardiesse ou même la carrure du dessin d’ensemble se laisse voiler par le tremblé d’une mise en œuvre qui fait affleurer l’inconnaissable pour le laisser balbutier et, pour moi, qui m’en trouve confondue, je ne sais plus s’il faut admirer celle-ci plutôt que celle-là, encore que j’ai évidemment la certitude que c’est leur lien paradoxal qui assure l’extraordinaire plasticité d’un texte où le flou vient finalement au secours du plus aigu.
Gabrielle Althen
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