Identification

Portrait d’artiste - « À pied d’œuvre" – Sur les traces d’Iris Terdjiman, Par Hans Limon

Ecrit par Hans Limon 28.08.17 dans La Une CED, Ecriture

Portrait d’artiste - « À pied d’œuvre

 

Jeune femme électrique au milieu des carcasses de bagnoles, des cliquetis métalliques, meuleuses, clés, tournevis, marteaux, droite et dense entre deux riffs sursaturés qu’une enceinte vomit dans un coin, clope au bec, sur une toile d’infortune, drap de soi collé contre un mur en miettes, elle peint. Le reste est accessoire. Le pinceau métronomiquement nonchalant fait jaillir forces et formes avec la précision hachée d’un automate sensuel, mêlée d’une tendre brusquerie toute virginale dans ses timides égarements. Heidi peinturlure sa chambre au tomahawk, dérange les esprits depuis trop longtemps captifs des lieux, déménage à mesure qu’elle fixe, disparaît peu à peu devant sa Pangée blême et rend visible ou presque ce flot d’images obsédantes, furieuses et kaléidoscopiques sillonnant sans relâche ses pensées les plus sombres, les moins tristes, plats épouvantails pour champs de ruines, tapisserie fine d’un mausolée-garage à ciel ouvert, où les odeurs d’huile, d’essence et de bière côtoient les flaques de pluie largement répandues. De l’âme aux poils imbibés de mélasse à carrosseries, un seul flux, un seul circuit, ouvert, fermé, ouvert, parade alternative distribuant les touches par syncopes savantes, égrenant les terminaisons nerveuses par gerbes de suie pesamment gracieuses.

Tas de pierres, tombe isocèle, monticule de crânes. Elle sourit mais ne le sait pas, submerge le dessus des cartes grandeur nature morte, empile désolation sur désolation, pâleur sur langueur, immobilité sur paralysie, noir sur blanc, d’un geste prompt, sec, tranchant, cruel, quelque part, sur l’échelle des êtres et des choses, entre l’inexorable trotteuse et le charmeur de serpents. L’impie triangle, humble et monumental, prend son relief d’ossuaire totémique sous les décharges de guitare, les effluves de sueur, les courants de stridence, les relents d’alcool mal comprimés. D’un pot de peinture à l’autre, à peine l’esquisse d’un mouvement : tout lui vient à poings.

Lascaux sous mesca. Son t-shirt est une œuvre à part entière : débris d’embardées bigarrées, vertiges-vestiges d’époques délayées, morceaux de frises épileptiques, pestes de Rorschach, bubons symboliques, fragments désincarnés, passants anonymes et, vision parmi les visions, mate effigie d’un petit garçon grignotant biscuit sec et tissu mouillé. Elle frôle et transmute, applique au linceul vivant le cataplasme opaque d’une fuite sans retour. Négatif sur négatif : éruptions cutanées d’essences métaphysiques. Elle peint. Son ombre en train de peindre, à fleur de projecteurs, avec une facilité modeste, navrante, insupportable aux talents poussifs. Déconcertante. Il faudrait rebaptiser pour intégrer, enfin, renommer pour saisir, couleurs et motifs : dansenoir, mâcheblanc, sagrilège, tumordoré, percepectives, courbes-fourbes, échappées-écharpées, impersonnages, chromosaïques, prosopépopées. Le reste est pure littérature.

Une silhouette émasculée. Sans visage ni matricule. Non identifiable. Somnambule étendu sur le drap, bras jetés au-devant, sondant l’abîme béant, foulant de sa démarche statique le périmètre ajouré d’un purgatoire de fête foraine. Un bandeau sur les yeux. Un pied dans le vide. Le devenir dans la fosse. Somnambule-funambule, remonté comme un coucou macabre, impatient jusqu’à la chute. Non-sens aveuglant des trop humaines turpitudes. Son enjambée sur le fil défie les hypothèses : jouet du sort emporté par un vent coulis d’apocalypse, allégorie dégoulinante figurant l’espèce embrassant la déchéance de sa propre perte, avertissement, indication, prophétie, ressentiment bien froidement formulé. Quelques traits suffisent à pulvériser les certitudes les plus solides. En apparence. Chaque touche amène une conjecture nouvelle. Tandis que l’œuvre se fait, dans sa visionnaire imprévisibilité, son indécomposable temporalité, son indivisibilité créatrice. Autrement dit, ce fameux rien qui fait tout, cette mélodie filandreuse, itérative, méandreuse, constamment inouïe, toujours inconnue d’avance et comme préconçue cependant, vague souvenir de ce qui n’est pas encore advenu à l’Être. Chargée d’une aura d’unicité, hiératique, sacrée, païenne, iconoclaste. Non reproductible. Liturgie crayeuse pour célébrations délabrées.

Mythologèmes imbriqués. La caverne de Platon rugit la fougue des solos thrash metal chthoniens. L’évadé de force est de gré revenu : délesté de ses chaînes et œillères, il a vu marionnettes et agitateurs illusionnistes, la main dans le sac. Sur le mur d’en face, il singe leurs simagrées. La vérité s’est tue, sous les néons borgnes et blafards. Copie de copie, reflet de reflet d’où l’Autre émerge en vapeurs-suaires diaprées. Un œil sans paupière, soleil tout-voyant, sombre, ovale, allusif, dédaigneux, foyer panoptique surgissant des profondeurs, accompagne et sanctionne la culbute annoncée, l’air de rien, complice des rafales d’éther-nuées, spectateur blasé du grand saut dans l’inconnue. Quelque chose comme un crépuscule se trame sur le clair-obscur de l’humide paroi. Les couvercles giclent, dans un bref et sensuel couinement, spatules et grattoirs secondent le pinceau têtu, discret d’ubiquité flottante. Au bord du précipice, le noctambule méridional joue crânement sa malchance, pauvre inconscient, statue commandée. Dans son dos, le trépas qui s’entasse. Festin de pierres. Couleur merde huileuse, la falaise d’aplomb le livre au déclin des bas-fonds sépia, nappes de moisissure légère. Il suffirait d’un geste, radical et subit, géométrique et délié, d’un sursaut créateur, d’une demi-seconde inattendue, contrastée, d’un soupçon de nuance, pour le sauver. Mais il tombe. L’œil des profondeurs le sait déjà. Les traînées de zéphyr accrochées à ses épaules de gibier de potence l’affublent d’une paire d’ailes qui l’enfoncent au lieu de l’emporter. Scapulaire pour mine patibulaire. Le mur derrière la toile s’imprègne de peinture, comme un verso sans recto, un envers sans endroit. Dommages collatéraux.

Elle règne au pinceau, à la truelle, par décret, par ordonnance. Tout lui fait corps et matière. Tout la prolonge et l’anticipe. Ces traces possiblement pâteuses la racontent, au centuple, à merveille, brusques éclaboussures d’elle-même, diffractée, disloquée, recentrée. La voilà qui tousse et se gratte et s’emmêle et se rectifie : ouvrière faillible, humaine après tout, de chair, de sang, tissée d’erreurs, d’hésitations, de contradictions, de palinodies patentes. Et pourtant, géniale improvisatrice au bord du gouffre, Urlicht à la croisée des trombes d’obscurité, maîtresse d’une œuvre à venir par et malgré elle. Sous la voûte en lambeaux, le Saint-Esprit cause au white spirit. On entend les odeurs murmurer sur les murs la longue et morne histoire des cycliques palingénésies.

Cryptogrammes indéchiffrables, toboggans cabalistiques, balafres-échelles, symboles et autres déchirures à grand-peine significatives s’emparent des latitudes, y nouent des épissures, y construisent des ponts, des raccourcis. Pour mieux perdre et tromper. Quelques allumettes symétriques dénombrent les jours passés, restants, sacrifiés, offerts, volés, juste avant la tombée du grand soir et la touffeur des oubliettes. Pudique témoignage de taulard. Tout est tracé d’avance, dans cette courte histoire de longue agonie, suintant l’huile et la glycéro. Long short story. Taré sur image au milieu des sapins de bordel. Volume insoupçonné des vagues jaunâtres, lie putride au fond du calice : la fournaise baguenaude à six pieds sous terre, non loin du zombie bandé ratant sempiternellement la dernière marche. Les aspirations suicidaires scintillent, en plein mois de juillet, rue Kléber, entre table de ping-pong bricolée, fauteuils surannés, tuyaux tièdes et bouteilles vides.

Lointaine et familière, elle somme d’apparaître. Ce que chacun voit déjà sans le savoir, ce dedans de nous-mêmes inaccessible au verbe. Ce vide intersidérant, cet exil fébrile, cet escalier en colimaçon, de l’inconnu vers le néant, cette boue mielleuse, réclamant la pesanteur d’une foulée passagère, cet espace entre les lignes de fuite, ce comble de silence, grave et stoïque, Iris les a vus, sentis, transpirés.

Liquide vaisselle et café. Se nettoyer. Se détacher. Dégraisser pour dérouler, puis fumer. Reprendre haleine, adhérer au sol, de nouveau, capter les drames ambiants, respirer l’atmosphère de banalité, à travers les ouvertures des fenêtres brisées. La toile attend, fidèle aux doigts barbouillés, pinceaux de vie grouillante, inexorablement patiente et figée dans son perpetuum mobile. Quelques marasmes tourbillonnent, promptement déblayés, à grand renfort de lames sommaires, le noir au grège s’agrège, l’œuvre avance, évolue, progresse, mais le condamné ne tombe toujours pas et ne tombera jamais. Il s’apprête à tomber. C’est là son rôle. Sa pose. Sa pause. Ultime et renouvelée. Le tableau projette à l’indéfini cette fraction de seconde pré-chaos, cette catastrophe toujours annoncée, jamais passée, toujours à venir, à redouter, susciter, contempler. Étrange sentiment, devant ce cliché d’outre-tombe : se voir soi-même chuter, s’observer chutant, victime et représentation. L’effondrement comme expérience esthétique de soi-même. Tout advient par et malgré soi, là aussi, sur le revers d’une toile ou le bord d’une chaussée goudronnée.

Le vide entremetteur en scène fait soudain surgir du ravin, sous l’œil-satellite à peine concerné, la massive épave d’un ange exterminateur, couteau à la main, les ailes semées d’écailles bleu roi. Lucifer dispensant les fléaux ? Rapace des hauteurs inaccessibles ? Charognard céleste ? Sans carte ni boussole, impassible et désœuvré, le noctambule navigue à vue voilée. La cascade et les brisants peuplent un horizon qu’il ne voit pas. Gouffre ou lame de fond, l’éclipse le guette, le naufrage l’envisage. Le bleu roi vire au bleu ciel. Cet ange est encore un ange. Cynique séraphin massacreur, conservant sur son armure frissonnante la trace de ses origines, comme un nombril d’azur étiré, déformé, démesurément retaillé. Ce bleu dénote. Il fait tache. Maelstrom du non-sens en perpétuelle déconstruction-reconstruction. Des plaques mordorées succèdent aux écailles bleuâtres. Ciel et fange, rien n’est un, tout se mêle et se vaut. Le bras vengeur traverse l’abîme jusqu’aux flancs d’arrêt, qu’il caresse déjà, touche presque, mais ne pénètre pas. Main levée, punition suspendue. Tout conspire au meurtre avec préméditation, rien ne se décide. Le crime retient son souffle et songe, niché dans les replis du drap, tapi dans l’ombre des couleurs, juché près des poutres, au plafond, comme le deus ex machina près des cintres. Et l’aveugle à marche forcée n’en finit plus de finir, sans en voir le bout.

Les fins du monde resplendissent, en plein mois de juillet, rue Kléber, sous les doigts fins d’Iris, bulbe d’artiste, bourgeon de peintre à ses heures perdues ».

 

Hans Limon

 


  • Vu : 2926

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Hans Limon

 

Professeur de philosophie et de théâtre. Ecrivain et poète.