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Musique et clinique : le neveu mélomane de Diderot à Bernhard (par Augustin Talbourdel)

Ecrit par Augustin Talbourdel le 16.09.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Musique et clinique :  le neveu mélomane de Diderot à Bernhard (par Augustin Talbourdel)


« On était en juin, les fenêtres du pavillon étaient ouvertes, et, à partir d’un schéma rythmique finalement orchestré avec un vrai génie contrapunctique, les patients toussaient par les fenêtres ouvertes dans le soir qui tombait »

(Thomas Bernhard, Le Neveu de Wittgenstein)


Deux œuvres suffiraient presque à élaborer une généalogie croisée de la folie et de la musique. Le Neveu de Rameau de Diderot d’une part, Le neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard de l’autre. Deux neveux mélomanes, c’est-à-dire deux fruits de l’union plus ou moins légitime entre Mélos et Mania, entre la mélodie et la folie.

Le neveu de Rameau est un personnage historique, musicien inabouti et imitateur stérile, « jaloux de son oncle », le célèbre compositeur des Indes galantes. De ce dernier, il n’a guère hérité que le goût pour la musique même si, selon son propre aveu, personne ne joue les pièces de clavecin qu’il compose. Paul Wittgenstein, qui ne doit pas être confondu avec le pianiste auquel Ravel dédie son Concerto pour la main gauche, est aussi un personnage historique. Bernhard le présente comme le « neveu du philosophe dont tout le monde savant, et, plus encore, tout le monde faussement savant, connaît maintenant le Tractatus ». Contrairement au neveu de Rameau qui déambule à loisir au Palais-Royal, Paul Wittgenstein est interné au Pavillon Hermann pour une « prétendue maladie mentale ». Le décor diffère donc dès les premières pages. Dans Le Neveu de Rameau, il s’agit de confronter deux personnages antagonistes : le philosophe et le parasite, le sage et le fou. Chez Diderot, la science musicale du neveu résulte de son déséquilibre psychique et se distingue donc nettement de sa folie, comme la cause de l’effet. Chez Bernhard, au contraire, la musique loge au sein de la folie puisque Paul, qui incarne la musique, habite une maison de santé.

Si la musique est bien la sœur aînée de la folie, elle apparaît d’abord comme l’exact opposé de la philosophie. Plus encore, de même que le neveu, « ignorant, sot, fou, impertinent et paresseux » selon la litanie de Diderot, fait la honte de l’oncle, compositeur qui porte tout un siècle et tout un pays – « dans une gavotte de Rameau, toute la France danse » écrit Ponge – ; de même la musique, mystérieuse activité qui excite les passions, se trouve reniée par la philosophie, amour de la sophia. Dans la Consolation de philosophie, la Philosophie, personnifiée par Boèce, parle de la Musique comme de « cette charmante esclave née dans [s]a maison ». Qu’elle se libère de cet esclavage initial d’avec la philosophie, qu’elle défie les lois de l’harmonie et les règles du contrepoint et la musique devient une ignorante habillée de sagesse et esclave de folie. Le mépris que les deux neveux partagent à l’égard de leur oncle ressemble donc à celui de l’esclave affranchi à l’égard du maître, voire à celui du sentiment à l’égard de la raison. Le neveu de Rameau considère son oncle comme un « théoricien flou » qui a écrit des « bouts de chant » avec des « idées décousues ». Quand il parle de son oncle, Paul Wittgenstein le considère tantôt comme un génie, tantôt comme un assassin, toujours comme « le plus fou de la famille ».


On pourrait inverser la filiation, comme le fait Proust dans La Recherche à propos de Vinteuil. Lorsque Swann songe au Vinteuil qu’il a connu, le professeur de piano des sœurs de la grand’mère du narrateur, il reconnaît qu’il pourrait avoir un lien de parenté avec le compositeur génial de la sonate pour piano et violon. Si tel était le cas, « cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille bête ». Et Swann d’ajouter : « Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux ». Certes le supposé neveu de Vinteuil est bien un musicien médiocre, comme le neveu de Rameau, mais c’est le compositeur de la sonate qui est menacé d’aliénation mentale. Sa musique témoigne-t-elle de sa folie ? Réponse de Proust : « Une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet ». Dans l’imaginaire post-romantique proustien, le génie avoisine souvent la folie, surtout lorsqu’il est musical. Sans doute sont-ce les accords infinis de Tristan qui ont eu raison de la santé du narrateur, l’affaiblissant à mesure que la musique faisait son effet sur lui, selon le fameux syndrome de Stendhal dont Bergotte chez Proust ou Aschenbach dans Mort à Venise de Visconti ont été, en quelque sorte, les martyrs. Le Neveu de Rameau, plus que toute autre œuvre, fait entrer la musique dans un nouveau moment hégélien, dans la « forme romantique », et la place aux bords de la folie.

En somme, la filiation oncle-neveu sert de métaphore pour signifier les disputes respectives entre deux sciences radicalement distinctes en apparence. Dans La musique et l’ineffable, Jankélévitch rappelle la « rancune » des philosophes à l’égard de la musique. Ils jugent qu’elle excite les passions, exacerbe les sentiments, avilit l’âme. En bref, la musique effectue exactement l’inverse de l’activité philosophique : elle est une régression de la raison qui pousse à la folie. Certes, il existe une musique ordonnée, fondée sur la lyre apollinienne qui guide les saines pensées, contrairement à la flûte dionysiaque qui rythme les grossières orgies, pour utiliser une distinction établie par Aristote dans La Politique et que Jankélévitch reprend. Cette musique est celle de la loi monotone de l’harmonie défendue par Rameau et d’autres compositeurs du XVIIIe siècle à laquelle le neveu préfère la poétique de l’alternance et de l’inégalité des tons. Derrière le différend familial se cache donc une querelle entre deux époques. Au siècle de Diderot, on est soit gluckiste, soit lulliste, ramiste ou picciniste : la mélodie et l’harmonie se mènent un combat auxquels les philosophes et musicologues participent tous, surtout Rousseau, le « docteur de Genève » qui veut faire chanter suisse, au grand dam de Rameau. Le Neveu de Rameausert de rupture, non seulement entre deux personnages que tout oppose, mais aussi entre deux canons esthétiques : le baroque et le romantique.

Dès lors que la musique s’abandonne tout à fait au sentiment, à l’expression d’une émotion, elle est en proie à la folie. Le musicien romantique possède le génie et la folie de Kreisler, personnage d’Hoffmann qui a inspiré les Kreisleriana de Robert Schumann (op.16). Schumann lui-même, romantique parmi les romantiques, montre dans son œuvre la proximité entre la musique et de la clinique, lieu où il finira sa vie après avoir essayé, sans succès, de se tuer en se jetant dans le Rhin. Dans son Journal, qu’il tiendra tout au long de sa vie avec Clara Schumann, il résume ainsi la fin de l’année 1833 : « Une idée fixe, celle de devenir fou, s’était emparée de moi ». Perdre la raison, tel est le châtiment suprême pour un compositeur, outre perdre l’ouïe, comme Beethoven. Celui que Proust appelle le « glorieux Sourd » a composé son XVe quatuor dans un « délire sacré » qui provenait de sa « surdité momentanée », commente M. de Charlus. Musique et folie n’ont jamais été si harmonieuses que dans les compositions romantiques.

La musique du XIXe siècle, que Le Neveu de Rameau ouvre en même temps qu’il clôt le XVIIIe siècle, obéit – plus ou moins fidèlement – aux théories musicales de Schopenhauer que Diderot a sans doute inspirées et que Thomas Bernhard connaît par cœur. D’après l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation, la musique ressemble à une maladie en ce qu’elle exprime la quintessence de la vie, qui est elle-même une maladie. Plus encore, la mélodie raconte l’histoire de la volonté éclairée par la réflexion : elle dépeint toute émotion et tout effort de cette volonté (§.52). Schopenhauer, fréquemment cité par Bernhard, remarque surtout que le génie est souvent irrationnel et proche de la folie. Comme le neveu de Rameau, il a une tendance au monologue et s’intéresse en tout cas plus à l’objet discuté qu’à l’interlocuteur. Le fou est proche du génie, musical surtout, car tous deux perdent de vue la connaissance de la liaison des choses. Telle est d’ailleurs l’opinion du neveu de Rameau : si les maîtres « possédaient ces choses assez pour les montrer, ils ne les montreraient pas » ; « tant y a, que, quand on ne sait pas tout, on ne sait rien de bien » ; « il vaudrait autant ignorer que de savoir si peu et si mal ». Le génie n’a guère à voir avec le savoir : il obéit aux lois de la mastication, affirme le neveu du compositeur, non sans montrer son irrespect à l’égard de ce que son oncle représente.

Rappelons cependant que le neveu de Rameau ne montre aucune espèce de génie dans le sens auquel Schopenhauer l’entend, contrairement justement au neveu de Wittgenstein. Chez le premier, l’oncle a le monopole du génie musical, si bien qu’il sacrifie sa postérité spirituelle et artistique à sa postérité charnelle. De même que, dans Sonate d’automne de Bergman, Charlotte, pianiste concertiste de renom, ne laisse à ses deux filles que la folie pour l’une (Helena) et une jalousie maladive et haineuse pour l’autre (Eva) ; de même, Rameau n’est-il parvenu qu’à transmettre la déraison inhérente à la musique et très peu le gène musical qui l’accompagne. Le neveu de Wittgenstein obéit quant à lui exactement au portrait que Schopenhauer fait du génie : afin de percevoir l’objectivation adéquate de la volonté, il élargit son champ de vision au-delà des réalités de l’expérience, sachant que les objets réels sont des exemplaires très défectueux de l’Idée. L’homme ordinaire est incapable d’une contemplation désintéressée : sur son visage, l’expression de sa volonté est prépondérante. Tel n’est pas le cas de Paul Wittgenstein, à propos de qui Bernhard, privé de son ami, déclare : « Sans Paul il n’y avait pour moi pas de conversation possible en ce monde à propos de musique, pas plus qu’à propos de philosophie, ou de politique, ou de mathématiques. (…) il me suffisait de rendre visite à Paul pour, par exemple, rendre vie à ma pensée musicale ». Plus loin, phrase qui rejoint les propos de Schopenhauer : « Un nombre infini de sujets s’étaient accumulés dans ma tête et attendaient mon interlocuteur ». L’objet discuté importe plus que l’interlocuteur, que Bernhard appelle son « malheureux partenaire intellectuel ».

Au paragraphe 45 de son œuvre-maîtresse, Schopenhauer ajoute que le génie comprend la nature à demi-mot et énonce clairement ce qu’elle n’avait fait que balbutier. Comprendre à demi-mot, voilà ce que fait le narrateur proustien lorsqu’il souffle « Tristan » alors qu’il interprète la phrase de Vinteuil au piano, dans La prisonnière, en attendant le retour d’Albertine. Voilà aussi ce qui a détruit la santé de Paul Wittgenstein, fanatique d’opéra, du Tristan et Yseult de Wagner en particulier, et chez qui la Symphonie Haffner de Mozart provoque un dérèglement des sens. Une nouvelle de Thomas Mann porte justement le titre de Tristan. Elle a lieu dans un établissement de santé nommé Einfried, dirigé d’une main de fer par le docteur Leander. Au cours d’une soirée, Mme Klöteryahn, ancienne pianiste, interprète un Nocturne de Chopin à un autre interné, M. Spinell, bien que cela lui soit aussi interdit qu’il était interdit à David Helfgott, dans Shine, de jouer du piano en raison de ses troubles psychiques. Après avoir interprété quelques nocturnes de Chopin, Mme Klöteryahn joue plusieurs mouvements d’un arrangement de Tristan pour piano. Le chef d’œuvre de Wagner fait immédiatement son effet : « (…) ce genre de musique agissait sur les nerfs de son estomac. Elle craignait les effets de sa dyspepsie et les crampes stomacales ». Et Mann de conclure cette méditation wagnérienne ainsi : « O mystérieuse signification du rythme chromatique qui rejoint la science métaphysique ».

La musique ne détruit pas seulement les sens et la raison – l’excès de beauté, le sublime, est toujours mêlé de déplaisir selon Kant – : elle participe aussi à les rééduquer. Platon ne dit rien d’autre dans ces lignes célèbres du Timée (47b-48b) : « l’harmonie, dont les mouvements sont apparentés aux révolutions de l’âme en nous, a été donnée par les Muses à l’homme qui entretient avec elles un commerce intelligent, non point en vue d’un plaisir irraisonné, seule utilité qu’on lui trouve aujourd’hui, mais pour nous aider à régler et à mettre à l’unisson avec elle-même la révolution déréglée de l’âme en nous ». Autrement dit, la musique répare parfois ce qu’elle a brisé. Dans l’esthétique romantique, la nostalgie douloureuse suit de près l’euphorie : rien ne l’exprime mieux qu’une pièce des Kreisleriana de Schumann citées plus haut, la septième en particulier. Rapidité délirante suivie d’une félicité fugitive, qui rétablit l’équilibre. Dans une perspective platonicienne, la musique est à l’esprit ce que la gymnastique est au corps. Schopenhauer paraphrase ainsi la formule célèbre de Leibniz : « la musique est un exercice de métaphysique inconscient où l’esprit ne sait pas qu’il philosophe ». On revient donc à la comparaison initiale d’Aristote : lyre apollinienne contre flûte dionysiaque.

Ultime objection : la lyre apollinienne, c’est-à-dire la musique qui a dompté la folie et qui obéit à des lois et règles harmoniques codifiées – contrepoint, fugue, etc. – peut rendre plus malade que toute autre musique. Un vers du Cantos LXXX d’Ezra Pound se conclut ainsi : « “Here ! none of that mathematical music !” Said the Kommandant when Munch offered Bach to the regiment ». La « divine machine à coudre » de Bach peut faire perdre la raison à celui qui s’y consacre, autant – si ce n’est plus – qu’un prélude de Wagner. Dans les Harmonies Werckemeister de Béla Tarr, György Eszter, l’oncle de Janos, étudie les théories du musicologue baroque à l’aune d’un prélude de Bach qu’il écoute avant son monologue savant – le sublime prélude BWV 853 en mi bémol mineur, dans le premier livre du Clavier bien-tempéré. Encore un oncle et un neveu ; encore un musicologue semi-fou qui consacre sa vie à Andreas Werckemeister et l’influence de ses théories musicales sur la musique moderne. Cette fois, c’est le génie mathématique de Bach qui rythme la folie dans laquelle sombre le village, comme chez Tarkovsky, Pasolini ou Bergman. La musique, et Bach en particulier, a détruit Gould et les autres pianistes qui se sont mis au service des compositeurs. Bernhard raconte dans un autre roman, Le Naufragé, comment la passion furieuse pour la musique peut parfois rendre cette dernière insupportable. Proust déjà, mélomane s’il en est, écrit, à propos de morceaux de Schumann joués « avec moelleux » : « Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un piano ». Dans Le Naufragé, c’est le cas de Bernhard qui vend son piano, de Wertheimer qui se suicide et de Glenn Gould, l’homme qui « a rendu impossible la virtuosité pianistique », le pianiste qui jouait Bach « de bas en haut » dit très justement Bernhard ; Gould qui se cloître rapidement et disparaît très tôt lui aussi.

« Nous parlions très peu ensemble. On a honte de son langage. On voudrait devenir mélodie et s’unir à l’autre en un céleste contrepoint » lit-on dans Hypérion. La musique plonge chacun dans le mutisme qui, dans une société trop bavarde, apparaît comme une forme de démence. Et pour cause : la musique se tient au seuil du silence, comme l’écrit Jankélévitch à propos de Fauré. Là où la raison et le verbe – en un mot, le logos – dominent, la mélodie ne sera jamais qu’une dangereuse dissidente qui libère tout un peuple dans une époque rationalisée à outrance, comme un air des Noces de Figarodonne quelques instants de liberté aux forçats dans The Shawshank Redemption de Darabont. Aussi le pianiste se dégrade-t-il lorsqu’il va « farfouiller en sciences humaines », comme Wertheimer dans Le Naufragé. « Nous commençons comme pianistes virtuoses et nous devenons des fouineurs et des farfouilles en sciences humaines et en philosophie et nous nous dégradons » écrit Bernhard. La même idée se trouve déjà chez Diderot, lorsque le lointain parent de Paul Wittgenstein, auquel revient le privilège de conclure, déclare : « Nous prouverons que Voltaire est sans génie ; que Buffon, toujours guindé sur des échasses, n’est qu’un déclamateur ampoulé ; que Montesquieu n’est qu’un bel esprit : nous reléguerons d’Alembert dans ses mathématiques. Nous en donnerons sur dos et ventre à tous ces petits Catons comme vous, qui nous méprisent par envie, dont la modestie est le maintien de l’orgueil, et dont la sobriété est la loi du besoin. Et de la musique ? c’est alors que nous en ferons ».


Augustin Talbourdel



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A propos du rédacteur

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Étudiant en philosophie, en lettres et en école de commerce, Augustin Talbourdel est rédacteur à Philitt, revue de philosophie et de littérature (philitt.fr).