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Les dimensions inexplorées du chez soi, par Fedwa Ghanima Bouzit

Ecrit par Fedwa Ghanima Bouzit le 25.03.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Les dimensions inexplorées du chez soi, par Fedwa Ghanima Bouzit

Chez soi, c’est bien plus que quatre murs. Pour certains, c’est le cocon revitalisant nécessaire pour faire face à un environnement hostile. Pour beaucoup, de plus en plus, c’est un luxe durement acquis. Pour les femmes, et surtout pour les femmes les moins nanties, un espace de pouvoir auxquelles elles perdent toujours. Mona Chollet explore, dans son essai Chez soi : une odyssée de l’espace domestique, des dimensions encore insoupçonnées de cet espace à la fois intime et le champ de forces extérieures, politiques, sociales et économiques. C’est un livre qui se prête à une lecture universelle et ravira aussi bien les natures introverties que celles sensibilisées aux questions de la justice.

Le nouveau statut du casanier

Le casanier a toujours eu mauvaise réputation. Il n’a pas de vie, il s’ennuie à mort, c’est une nature aigrie qui méprise les autres, il a « la consistance molle des plantes privées de lumière ou des êtres privés de vie » (1). Au milieu d’une espèce d’animaux sociaux, c’est le paria des parias que l’on considère tantôt avec mépris, tantôt avec pitié. Au Maroc, dans une culture où les notions d’individualité et de vie privée sont aussi peu présentes, les casaniers solitaires font face à encore plus de dédain. C’est une discrimination douce sous couvert de taquinerie que j’ai bien connue et c’est en partie pour cela que j’ai trouvé autant de réconfort dans ce livre.

Mona Chollet se réclame des casaniers et leur fait cadeau d’une ode et d’un plaidoyer dans le premier chapitre de Chez soi, intitulé La mauvaise réputation. Elle dévoile les délices insoupçonnés dont jouissent ceux qui choisissent de s’enfermer chez eux, de s’imposer pénitence. Le plaisir d’échapper au temps, d’écouter « pousser ses cheveux » (2), d’agrémenter son cadre de vie, de se créer des petits rituels personnels, d’observer ses mouvements intérieurs quand autour de soi tout devient immobile, de se perdre dans les routes de papier d’un bon livre… et surtout d’avoir la sensation d’être radicalement à soi-même.

Seulement voilà, le casanier est chamboulé dans sa forteresse depuis quelque temps. Il se retrouve malgré lui avec une foule dans son salon. Ce n’est pas advenu avec l’avènement d’internet qui donnait plus l’impression de jeter une bouteille dans la mer, mais avec celui des réseaux sociaux. Tout d’abord il y a ce nouveau phénomène d’infobésité : de lien en lien, on parcourt tous les recoins d’internet en images et en textes filants, regardés et lus à moitié, le cerveau écartelé et incapable de se recentrer sur soi et sur ses mouvements intimes. Ensuite, l’incroyable tumulte des amis Facebook, des followers, des tribus digitales innombrables qui nous propulsent de notre fauteuil à une scène où l’on réclame de nous de nous dévoiler toujours un peu plus et de voir de près les vies des autres, ou les fictions de vies de soi et des autres. Pour le casanier, avec sa batterie sociale limitée et sa nature facilement effarouchée par le mouvement, c’est étreignant et ça fait perdre tout son charme au chez soi.

Chez soi : oui, mais où et quand ?

Pour habiter, il faut de l’espace. Une chambre à soi. Une porte à refermer à la face du monde. Quatre murs derrière lesquels se protéger du tumulte extérieur et de la précarité. Avec la croissance démographique, trouver un habitat digne devient un véritable défi. Au Maroc, les besoins de logement ne cessent d’évoluer et les loyers sont trop élevés pour les foyers à bas ou à moyen revenu, la précarité devient la règle. Les immeubles surpeuplés, les logements exigus, la collocation… Autant d’obstacles à l’expérience intimiste du chez soi.

Pour habiter, il faut du temps. Du temps pour aménager son espace, le rendre vivable. Pour l’occuper, le rendre sien, y laisser son empreinte. Pour le connaître, l’apprivoiser, s’imprégner de tous ses recoins. C’est aussi cela un chez soi. Pourtant, avoir assez de temps pour occuper son chez soi devient de plus en plus un luxe. Au Maroc, la durée légale du travail déjà conséquente est largement dépassée. Les salariés peu qualifiés ou exerçant des activités informelles en pâtissent le plus.

La précarité du travail, la dérégulation et les pressions sur les travailleurs ne cessent d’augmenter avec la croissance douce mais sûre du degré de liberté au travail (3). Les salariés, de moins en moins protégés par les syndicats, font de plus en plus de concessions, guidés par la logique du « tant qu’on travaille ». Or, comment construire sa vie propre dans les bribes du temps qu’il nous reste, le matin avant d’entamer la longue procession du transport public ou le soir avant de se laisser écraser par la fatigue. « Comment restaurer la dignité d’un temps qui se présente à nous comme le déchet de celui mis sur le marché ? » (4)

Alors oui, nous dit Mona Chollet, construisons un chez soi, mais où et quand ?

La saleté : source d’inégalités

Chez soi, c’est aussi le sempiternel ménage. Ces tâches nécessaires mais exaspérantes sont toujours l’apanage des femmes, à une époque où elles ont pénétré le monde du travail et travaillent souvent autant que leurs collègues masculins. Si en France, comme le décrit Mona Chollet, le partage des tâches ménagères entre hommes et femmes reste largement inégalitaire, peut-on vraiment parler de partage au Maroc ? Selon une enquête du HCP (5), 95% des femmes marocaines consacrent 5 heures par jour au travail ménager. Tandis que lorsque ces messieurs se dérangent pour dépoussiérer un peu, ils sont 45% à y consacrer 43 minutes de leur journée.

Je pense aussi aux petites bonnes, ce vestige inavoué de l’esclavage, si nombreuses à subir les mauvais traitements et l’exploitation économique. Le projet de loi adopté l’année dernière par le parlement marocain maintient l’âge de 16 ans comme âge minimum du travail domestique sans prévoir aucune mesure d’accompagnement pour toutes les petites bonnes exploitées dans les faits. Une réponse ou ignorante ou carrément cynique face à une réalité qui concerne encore aujourd’hui une dizaine de milliers de petites filles.

 

Fedwa Ghanima Bouzit

 

(1) De tous les horizons, Driss Chraïbi, La Croisée des Chemins, Casablanca, 2015, 114 p.

(2) Les bonbons, Jacques Brel

(3) http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays?codeTheme=9&codeStat=HFI.LABOR&codePays=MAR&langue=fr

(4) Chez soi, Mona Chollet, La Découverte, 2015, 147 p.

(5) HCP. Enquête Nationale sur l’Emploi du Temps.

http://www.hcp.ma/region-drda/Presentation-des-premiers-resultats-de-l-Enquete-Nationale-sur-l-Emploi-du-Temps_a75.html

 

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A propos du rédacteur

Fedwa Ghanima Bouzit

 

Fedwa Ghanima Bouzit :

En lisant, je prends souvent des notes de lecture pour moi-même. Petit à petit, j'ai commencé à développer ces notes en textes d'analyse sur lesquels j'explore des questions posées par le livre et d'autres encore que je me pose moi-même. Il m'arrive aussi d'écrire des textes analyses de références diverses que j'ai cumulés, étant très éclectique.

https://notesenmargeblog.wordpress.com/