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Léon Bloy : Exégèse des lieux communs (3/3)

21.02.13 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Léon Bloy : Exégèse des lieux communs (3/3)

 

 

Comment résister à la pesanteur des lieux communs ? Quelle parole lui opposer qui ne soit pas contaminée par ce qu’elle prend pour cible. Là où Flaubert, dans le Dictionnaire des idées reçues, optait pour la litote et se contentait de dresser une liste de poncifs, comptant sur la distanciation critique opérée par cette répétition, Bloy choisit au contraire d’accompagner les lieux communs d’une glose hyperbolique.

Le projet d’une exégèse a déjà en soi valeur de contestation d’une parole essentiellement tautologique, puisqu’elle pose qu’il y a, même dans ces poncifs et souvent à l’insu des locuteurs, un excès de sens. Mais la critique s’exprime aussi en contrepoint du caractère lénifiant des lieux communs dans une écriture délibérément combative et singulière.

Contre le Bourgeois qui veut lui appliquer le principe économique, Bloy va déchaîner la langue, opposer à l’ennui de la répétition la jouissance de l’invention, à la pauvreté de l’expression la profusion verbale. Partout il revendique l’abondance : un lexique particulièrement riche allant jusqu’à la pure invention. Une phrase ample, avec des expansions nominales à rallonges remarquables dans les portraits : « une bonhomie essoufflée, une cordialité asthmatique et cette espèce de doléance marmiteuse de l’homme de bien qui se tâte l’échine en gémissant, comme n’en pouvant plus de rendre service et de s’immoler pour tout le monde », des énumérations : « l’homme d’affaires ne connaît ni père, ni mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfants, ni beau, ni laid, ni propre, ni sale, ni chaud, ni froid, ni Dieu, ni démon », des variations et autres formes de répétitions propres à enfoncer le clou : « à force de platitudes et de saletés, l’indécourageable Maurice est arrivé à se faire prendre pour une autorité, pour un observateur sagace, pour la plus fine d’entre les punaises de l’information spéciale et à s’introduire ainsi dans les fentes sociales, dans les lézardes ou les fissures de la vieille boutique du monde ». Si les tropes sont, comme il l’affirme, des « engins guerriers, des armes explosives », il ne manque pas de les retourner contre le bourgeois et de mettre à contribution toute la panoplie de la rhétorique, à commencer par l’artillerie lourde de l’hyperbole dont il fait un usage constant, mais on relèvera aussi les comparaisons qui soutiennent la verve satirique : « il s’agissait de glisser dans les feuilles lues – comme un infirmier perfide glisse des canules dans les derrières – de petits articulets émollients », aboutissent parfois à des créations chimériques comme cet hippopotame ailé qui figure le bourgeois qui n’aurait pas perdu ses illusions ; les oxymores : « précieuses crapules » sont au service de l’ironie également très présente, Bloy feignant souvent d’adhérer aux propositions de l’adversaire pour en développer les ultimes conséquences qui révèlent leur inanité. Il joue des glissements de sens, soit qu’avec une feinte naïveté, il prenne une expression figurée au pied de la lettre pour s’étonner par exemple de l’étrange exercice d’équitation de qui prétend « être à cheval sur ses principes » soit qu’au contraire, il exploite les connotations des termes les plus triviaux « viande » « manger » « vivre » pour en dégager la valeur allégorique et donc la dimension spirituelle.

Le point de vue est alors celui de l’exégète, revendiqué dans la préface, qui explique, interprète, met à jour les dénis en supposant que ce qui doit s’entendre est exactement le contraire de ce qui est dit. Mais Bloy endosse aussi d’autres postures énonciatives, celle parodique du maître d’école face au tableau noir, effondré devant la bêtise de la copie à commenter, mais qui retrouve aussitôt énergie et virulence dans la peau du pamphlétaire. On rencontre aussi, dans des passages proches du sermon, les accents de l’éloquence de chaire ou encore le ton solennel et menaçant du prophète pour révéler ce dont, sans le savoir, le lieu commun est l’annonce.

Les lieux communs ne sont pas seulement l’objet d’un commentaire discursif, souvent ils génèrent des passages narratifs et même de véritables petits récits autonomes relevant de genres littéraires variés ; la parabole est explicitement évoquée mais on peut penser aussi à la farce médiévale avec ce guet-apens manqué dont le but était de rosser le propriétaire qui, la nuit, vient subtiliser les provisions de son malheureux locataire. Il y a quelque chose de la comédie de mœurs dans les portraits d’avares victimes de leur mesquinerie comme la vieille Madame Mouton si méfiante qu’elle a éloigné d’elle tous ceux qui auraient pu la protéger de son meurtrier. Esculape Nuptial qui, jugeant avoir parfaitement rempli les devoirs de son état d’assassin, se joint, la besogne terminée, à la prière du « troupeau fidèle », est un Tartuffe revisité. Figure de la duplicité – toujours actuelle – de qui, au nom du pragmatisme est capable de dépouiller sans état d’âme son prochain, mais désire sincèrement « le bonheur du genre humain, la fraternité des bêtes féroces, la tutelle des opprimés, la consolation de ceux qui souffrent », sentimentalité et absence de sens moral faisant finalement bon ménage. Certains récits avec leur chute ou leur retournement de situation sont de petites nouvelles à part entière. Un riche marchand d’huile espionne son louche voisin – un artiste au verbe haut – et court le dénoncer à la police après l’avoir entendu parler d’un cadavre qui se révèlera être celui de César dont le graveur est en train de reproduire l’assassinat (où mène la fâcheuse tendance bourgeoise à prendre le signe pour la chose !). Joséphin Dodécaton, fabricant de pierres tombales, se plaint à hauts cris de sa malchance et a une véritable crise de rage parce qu’il a manqué son train. Quelques instants après cette scène, ledit train déraille en faisant de nombreuses victimes.

Bloy a recours à la logique démonstrative la plus rigoureuse lorsqu’il s’agit de mettre en évidence les incohérences des idées reçues, mais il y a aussi, dans les digressions, de la fantaisie et des rapprochements saugrenus préfigurant le surréalisme lorsqu’il pointe par exemple la sottise d’un tailleur qui prétendrait faire un habit à un moine, ou la naïveté de qui chasserait le tigre « avec la table de multiplication et un parapluie ».

On ne s’étonnera pas non plus de la grande variété des tons, bien sûr à chaque page le polémique, le pathétique dans la terrible description de l’asile de fous ou quand il s’agit de la souffrance des pauvres qui, lorsqu’ils ne sont pas victimes d’intérêts égoïstes, ne rencontrent qu’indifférence ou mépris. Mais le comique et l’humour opposé à la gravité bourgeoise sont également présents, particulièrement dans les passages satiriques ; ainsi ce savoureux couple de parvenus : Edouard, le domestique qui « cachait sa source comme le Nil » et son épouse, « ancienne poule d’Henri IV ayant survécu à la monarchie » ; cela va jusqu’à la bouffonnerie et l’autodérision d’un auteur dépité par la difficulté de la tâche : « je prends ma tête à deux mains et je me donne à moi-même des noms très doux : – Voyons ! encore une fois, mon cher ami, mon petit lapin bleu ! un peu de calme, nous retrouverons peut-être le fil ».

On touche ici au deuxième aspect de l’offensive de Bloy qui réintroduit dans la langue et même amplifie les affects gommés par la parole terne et lénifiante du Lieu commun pour lui rendre vie et l’incarner au sens quasi-religieux du terme, s’il est vrai que d’une parole on peut être « touché ».

L’incarnation de la parole n’est pas seulement rendue sensible par les marques lexicales et syntaxiques d’oralité, les prises à partie, les dialogues fictifs mais aussi par la typographie qui essaie de rendre compte des intonations : « in-con-tes-ta-ble-ment » remarque le narrateur en réponse à ce Lieu commun : « On ne peut vivre sans argent » ; il relève aussi la diction de l’abbé Pucelle, le prêtre peu charitable qui prononce avec lenteur : « les saints Pierre épaule ».

Le « on » grégaire du bourgeois se voit contredit par une parole subjective qui prend violemment parti, affiche une foi dont elle se veut le témoin et même une évidente mauvaise foi dans l’interprétation révisionniste de la saint Barthélémy et le regret provocateur que cela n’ait pas été le massacre qu’on déplore.

Parole, donc, d’un locuteur traversé d’émotions, qui rit, souffre, s’ennuie, exprime sans retenue son mépris, son indignation et sa haine, ne reculant devant aucune injure ou violence verbale. La parole du lieu commun entraîne une mort intellectuelle mais aussi pulsionnelle contre quoi Bloy revendique l’enthousiasme, un dire inspiré, habité par ce qui le transcende mais qui prend aussi la forme négative de la détestation assumée. Ces prises de position outrancières témoignent d’une volonté de choquer et de rendre au message biblique sa puissance de scandale. La haine, « douce comme l’Eucharistie », est une force de dissolution du discours consensuel mais c’est aussi l’inversion et donc l’attestation de l’amour rendu impossible par l’égoïsme bourgeois, et c’est pourquoi elle est comme cet amour immense.

Ce sujet à la fois tonitruant et chatoyant comme s’il s’était donné pour tâche d’incarner sous tous ses aspects l’effervescence de la langue donne parfois l’impression, du fait de cette diffraction et de sa démesure, d’exécuter une pantomime désespérée, de mettre en scène, en les forçant jusqu’à la caricature, toutes les positions énonciatives. Comme si, à ce point de dégradation du discours, quand le bourgeois conciliant triomphe non par le combat, mais en absorbant toute altérité, le témoignage qui prenait autrefois la forme élevée du martyr ne pouvait plus se vivre que sur le mode burlesque dans un jeu de miroirs déformants.

L’Exégèse se veut une croisade contre le vent des lieux communs, mais on a parfois l’impression que son auteur, pressentant son combat perdu, dans l’attente ­de quelque dénouement apocalyptique, livre le dernier baroud d’honneur d’un général en chef des mots ubuesque.

Bien sûr, ce texte exubérant a de quoi nous toucher, nous locuteurs du XXIe siècle, avec notre langue appauvrie, notre parole configurée par la communication et nos lieux communs désormais planétaires. Il faudrait sans doute, pour soutenir notre vigilance face à cette insidieuse et d’autant plus puissante idéologie, l’oreille de l’exégète qui, sous le propos anodin, la remarque de bon sens, le rappel au réel, débusque les filouteries de la propagande. Cette attention à l’état de la langue et à ce que, de ce fait, elle opère, n’est pas seulement la tâche de l’écrivain mais aussi de quiconque n’a pas totalement renoncé à faire « usage de la faculté de penser ».

L’insignifiance est sans doute un trait de la modernité, on n’y résiste pas en l’ignorant, encore moins en s’en croyant exempt. Bloy y trouve exemplairement matière à faire œuvre et tourne la redoutable force de dissolution de la banalité en défi créatif. Mais il lui arrive aussi parfois, cédant à la fascination de son objet, de ressasser en miroir de sombres prophéties où se devinent quelques relents d’aigreur sociale. Le texte indique alors en creux les écueils aujourd’hui encore audibles de ce genre de confrontation : les radotages passéistes, les prévisions catastrophistes.

La force de l’œuvre, en tant qu’exégèse, est de poser l’essence allégorique de toute parole dont le sens et la portée dépassent toujours ce que pense le locuteur, et pas seulement sur le plan psychologique. Avec la langue, le compte cher au Bourgeois n’y est jamais, nous dit Bloy. C’est pourquoi le Pauvre qui a fait l’expérience du défaut ou l’Artiste dans ses débordements enthousiastes seront toujours de meilleurs locuteurs que le propriétaire qui arpente le domaine, « rêve de couper les grands arbres, de tarir les sources, de tracer des rues, d’instaurer des boutiques et des urinoirs ». Voilà ce qu’on rappellera contre les lieux communs actuels poussés dans le terreau de l’information ou de la communication.

 

Françoise Quillier

 

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