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Le théâtre est anglais -1 (par Marie du Crest)

Ecrit par Marie du Crest le 01.07.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Le théâtre est anglais -1 (par Marie du Crest)


Sarah Kane aux cheveux courts. Sarah Kane en cinq pièces de théâtre. Sarah Kane suicidée, presque hier. Un choc, et un hurlement.

Kate (Calvert) Tempest, comme un orage de mots, comme l’ouverture d’une pièce de Shakespeare.

Jeune Kate aux longues boucles blondes. Maintenant, aujourd’hui.

Kate qui rappe, qui poétise, qui lit avec rage, qui chante presque avec douceur. Kate amoureuse aussi. Kate au micro.

Kate déjà en trois pièces.

Le Théâtre est anglais. Il l’a toujours été. Comique, tragique, historique, poétique. Théâtre d’immenses auteurs, théâtre d’immenses comédiens.

Années cinquante des Angry young men et années 2000 des Angry young women. La colère, la révolte, le désespoir, la désillusion de John Osborne, Harold Pinter ou Edward Bond. Et la musique des Clash et des Sex Pistols. La voix hypnotique de Ian Curtis.

Le temps passe en Angleterre après Tchatcher.

Elle n’est plus tout à fait l’Europe.

Europe is lost, America lost, London lost.

Kate est une « spoken-word artist ». Le mot parlé, le mot à vive voix. Performer le langage sur scène, face au public. Mais écrire aussi des recueils de poésie. Kate sur YouTube en récitante de sa propre œuvre, Brand New Ancients. Des livres et des albums. Des tournées en Europe.

Le Théâtre comme un chant. Un chant pour théâtre.

Et donc écrire du théâtre, d’abord Wasted (en français, Fracassés), en cinq scènes autour de trois personnages : deux hommes, Ted, Danny, et une femme, Charlotte ; un groupe de trois amis dont la parole est accompagnée de cinq moments de chœur qui font entendre des voix simplement numérotées, One, Two, Three. Arithmétique de la vie. Tony leur ami commun disparu ne cesse de les hanter. Ce qui importe ce sont justement ces voix humaines et tous les bruits, les sons du monde (les sirènes, les cris des enfants, les rires des gens, tout le tumulte de Londres…). Au commencement, la lumière du théâtre grandit comme un lever de soleil sur la ville.

Le trio des trentenaires interroge sa vie, celle d’avant, de la jeunesse et celle d’aujourd’hui (It used to be / Now dit Ted). Toutes les déceptions, les illusions perdues, les faux espoirs aussi (we could…).

I am miserable répètent Charlotte et Ted. Avoir perdu, gaspillé son temps et ses belles années. The old days. Une décennie déçue. L’histoire d’amour ratée entre Danny et Charlotte. Danny, le musicien sans succès. Ted devenu un col blanc, en couple avec Sally. Charlotte, l’institutrice qui ne supporte plus ses élèves difficiles. Il suffit de réserver un vol et partir. Peut-on changer sa vie, changer de vie ?

Change is jumping to its death dit le chœur plus sage que les personnages, à la langue anglaise courte efficace, à la syntaxe simple, parfois mot à mot, mot pour mot, sans la morsure émotionnelle de la langue familière des trois figures, un peu à la dérive.

D’un parc londonien, sur un banc au quartier désormais branché de Peckham, dans l’un de ces bâtiments industriels reconvertis en lieux de parties. Ted, Charlotte, Danny, munted, pris dans les jeux de lumière stroboscopiques et d’une musique de « basse sale ». Les univers imaginaires de Kate Tempest : les mots en musique comme les corps. Montrer une scène de rave. Danser plutôt que parler. Être ensemble mais toujours seul(e).

Le jour d’un samedi matin après la nuit, dehors, les trois mêmes. Peut-on cueillir le moment ? Pensez que malgré tout, quelque chose comme le premier jour du reste de leur vie se produit.

Charlotte décide de s’en aller loin de Londres, et de quitter enfin Danny, ailleurs, pour aider les gens. Elle refuse d’attendre encore que quelqu’un d’autre la rende heureuse.

I can’t waste anymore of may time waiting for someone else to make me happy.

Proposer alors à Danny de l’accompagner à l’étranger s’il l’aime.

Oui mais il y a son groupe de musique, un concert en vue comme chaque semaine. Mais Danny est velléitaire ; Ted le sait parfaitement. Mais lui non plus ne va bien : il déteste sa vie ; il lui reste des petits plaisirs comme fumer quand il fait froid, quand quelqu’un lui prépare une cup of tea…

Et les voilà dans un spoon café miteux, les nouvelles dans les mauvais journaux : le monde tel qu’il va mal (la guerre, des civils morts, le fondamentalisme religieux et la folie de tous).

A quoi se résument nos existences ? La drogue pour compenser.

We have music

we have love

we have each other

But it ain’t enough

So we get ruined, taking drugs to feel,

And it feels

Good…

Revenir enfin dans le parc près de l’arbre de Tony en fin d’après-midi. Charlotte n’est pas partie, au bout du compte. Honorer la mémoire de l’ami perdu en faisant quelque chose de sa vie. Elle retournera enseigner. Se retrouver ?

Et Londres tout autour, Ted chez Ikea.

C’est un lundi et rien n’a changé sur la scène ni pour les personnages : Ted est au bureau, Charlotte dans sa classe et Danny « sniffe » avec ses potes. Nos vies de solitude recommencent face aux projecteurs.

La première pièce de Kate Tempest a été créée en juillet 2011 dans le cadre du Festival Latitude. En France, elle a été mise en scène par Gabriel Dufay (2018-9).

La pièce est éditée en anglais par Bloomsbury (Collection Methuen Drama) et traduite en français chez L’Arche Editeur par Gabriel Dufay et Oona Spengler, 2018, 96 pages, 14 €.



Marie Du Crest

 


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A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.