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Le sexe du Diable (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy le 06.10.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Ecrits suivis

Le sexe du Diable (par Léon-Marc Levy)

 

Dès les premiers repères de l’Histoire, quelques millénaires avant notre ère, la figure est là, dans ses ébauches, en place déjà dans le mythe. Dans les mythes. Les peuples et leurs croyances vont scander le chant du Diable de mille façons, mais toutes procèdent de mêmes prémices cosmologiques, l’espace des cieux est divisé en deux aires : l’une peuplée d’êtres et esprits bienfaisants, l’autre d’entités redoutables. Du Pazuzu des Assyriens au Satan des Hébreux, du Poséidon paranoïaque de l’Odyssée au Diable des chrétiens, il y a continuité dans la figure centrale. C’est celle qu’a façonnée l’Occident chrétien qui, ici, va nous intéresser, celle issue du tricotage séculaire des dires et écrits ecclésiastiques et des superstitions populaires.

Il a des cornes. Il est poilu. Il est sombre. Il sent fort le bouc. C’est ce qui revient avec assez d’insistance dans l’imagerie populaire pour constituer le point de départ de la figure.

Encore un degré plus loin dans le portrait, il est doté d’yeux fendus, au regard hypnotique, épinglage sans doute de son puissant pouvoir de séduction.

Encore un pas de plus : il est priapique, couronnant le tableau d’un trait sans équivoque. Pas plus d’équivoque que dans les représentations à travers des siècles d’art religieux : quelle santé que celle du Diable ithyphallique que l’on peut voir dans la cathédrale de Sens ! Pas plus d’équivoque non plus dans les descriptions qu’en faisaient possédées et sorcières au sortir des sabbats. Ainsi la dénommée Françoise Fontaine à la fin du XVIème siècle :

[…] Il avait un membre viril fort dur et noir et de telle grosseur qu’elle en endurait, quand il avait sa compagnie, parce que ce membre était dur et fort froid […] (R. Villeneuve, in « Le Diable ». J.J. Pauvert 1962)

Ou telle autre Marguerite de Sare […] Il a toujours un membre de mulet […] (Ibid.)

A les reprendre un par un, ces éléments relèvent d’une sexualité sauvage, traditionnellement traduite par l’imagerie animale. Partout, dans les représentations du Diable, la bestialité est nouée à la charge sexuelle de l’image. Et cette splendide gargouille de l’église de Villefranche-en-Beaujolais, qui représente un bouc copulant avec une femme, place cette bestialité dans sa dimension de la perversion sexuelle : cette figure animale, derrière laquelle les hommes placent le Mal, est symbole d’une sexualité dont la perversion est une donnée structurante, permanente, ainsi que le pointeront les « Trois essais » de Freud à l’aube du XXème siècle.

Les grandes affaires sataniques, lieux d’un discours des corps en première ligne, prennent essor de la surface érotique pour traverser ensuite des myriades de textes fantasmatiques qui s’élaborent à partir de cette surface, délivrant au passage des moments narratifs dont la lecture révèle à l’évidence l’impossible rêve. Nos dames possédées, par le corps animal de leur amant satanique, reprennent et accentuent pour s’en saisir imaginairement les caractères de la virilité : Satan c’est Superman, un Diable plus charnel que mystique. Ecoutons ce qu’en disait un médecin érudit qui fut chargé d’enquête sur la Possession de Louviers (1643), Yvelin :

En toutes les possessions modernes, il n’y a jamais que des femmes ou des filles : des bigotes ou des religieuses, et des prêtres ou des moines après ; de sorte que ce n’est point tant un Diable d’Enfer qu’un Diable de chair que le saint et sacré célibat a engendré (Cité par R. Mandrou In « Magistrats et sorciers au XVIIème siècle », Plon)

Dans leur détresse, les possédées jubilent : Satan est un sur-mâle au système pileux surabondant, aux odeurs corporelles puissantes, au pénis surdimensionné.

La moitié du corps de la partie d’en haut en homme, ayant les cheveux levez comme des cornes et estincelans, le visage fort noir et aux deux coudes deux couettes de poil noir, environ un demi-pied de long chanvre, et tout nud, et la partie d’en bas était d’une beste comme d’un serpent tors et fort noir, sans poil … (Madeleine Bavent. Cité par R. Mandrou Ibid.)

Le membre du Diable s’il était étendu, serait d’environ une aune, mais il le tient entortillé et sinueux en forme de serpent. (Jeanne D’Abadie. Cit. par R. Villeneuve. Ibid.)

Le tableau est suffisant, l’évidence aussi : l’image du Diable propose à notre regard une perspective première : figure mystique du Mal et figure charnelle du sexe sont confondues dans Satan par le biais de la sexualité bestiale.

Il faut noter néanmoins que cette association du Mal et de la sexualité n’est pas toujours et pas partout allée de soi. Ainsi, fort tard dans l’ère préchrétienne, le sexe, au contraire, figurait dans les mythes et leurs représentations artistiques comme participant des plaisirs divins. Les scènes champêtres où jeunes filles et éphèbes gambadent en compagnie de satyres fort érectiles, abondent sur les décorations des vases grecs. Dans la mythologie grecque le dieu Pan, dieu éminemment positif, est maître des plaisirs charnels. Aux Indes, cette vision d’une sexualité bénéfique et bénie du ciel s’est, cahin-caha, maintenue jusqu’à nos jours. C’est à l’église que nous devons le divorce brutal de la sexualité et du monde divin. Elle est arrachée à la partie angélique du cosmos – « les anges n’ont pas de sexe » – pour être jetée dans sa partie satanique. Désormais le sexe est frappé de honte, de malédiction. L’église ne va pas se contenter d’en faire un interdit, elle ira jusqu’à tisser de cet interdit son discours entier, aboutissant à cet étrange résultat que le sexe, au lieu d’être exclu de l’aire de parole de l’église, y est au contraire envahissant. En tant qu’interdit certes, mais qui s’inter-dit tellement qu’on ne parle plus que de ça, jusqu’à se demander si, en associant sexe et mal, l’église qui en sait un bout sur l’attrait puissant de la transgression sur les hommes, n’a pas produit une formidable machine à fantasmes sexuels. Les peintres d’église n’en ont pas peu profité : sous couvert d’édification religieuse ils nous ont donné à voir un spectacle des plus pornographiques, inventaire ahurissant des figures de corps érotiques, authentique catalogue d’érotomanie : flagellation, scatologie, sodomie etc. Allez voir les Giotto de la chapelle des Scrovegni à Padova (l’Enfer), ou bien les Signorelli d’Orvieto (Le Jugement Dernier) et même certains détails de la Sixtine du pourtant chaste Michelangelo (la sodomie châtiée).

Satan ainsi va peu à peu occuper, dans l’imagination populaire, la place du maître des plaisirs interdits – si désirables donc – des corps. Corps du damné, souffrant d’une équivoque douleur – jusqu’à en jouir sans dissimulation pour les damnés heureux de « l’Enfer » de Jérôme Bosch, corps des possédées, lascifs dans leurs convulsions, objets de spectacle clairement pornographique, fantasmes qui gesticulent en cohortes orgiaques dans les récits sabbatiques des sorcières. Une croyance s’installe : l’Enfer c’est le Paradis sexuel, le grand Ailleurs de la jouissance, loin de nos tristes chairs.

Satan, tapi dans son antre, priapique, immortel, totem de la religion du bonheur sexuel. Sa convocation itérative sur le théâtre des possessions démoniaques en est une conséquence imparable.

 

A suivre

 

Léon-Marc Levy

 

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

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Genres : romans, nouvelles, essais

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