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Le Groupe des Huit, Judith Louise Thibault

Ecrit par Léon-Marc Levy 16.07.13 dans La Une CED, Documents, Les Dossiers

Le groupe des huit, Judith Louise Thibault, anthologie poésie, éditions du Noroît Le Taillis Pré

Le Groupe des Huit, Judith Louise Thibault

L’entreprise éditoriale de Judith Louise Thibault constitue un défi d’écriture des plus périlleux. Plus précisément un double défi, donc un double péril.

D’abord l’aventure de l’anthologie, avec ce qu’elle suppose de recherches minutieuses et surtout de choix, éminemment subjectifs, par définition contestables. Les choix de Judith sont ici constitués de 8 rencontres que la vie lui a offertes, à travers sa pratique de professeur de français au collège John-Abbott, où elle a rencontré en particulier deux des « 8 » : David Solway et Peter Van Toorn, qui lui ont servi » de « guides » vers les autres. Ainsi est né un « groupe », une « famille » de 8 poètes, dont le seul lien réel est…Judith Louise Thibault ! Plus exactement la passion de Judith pour ces ciseleurs de la langue anglaise, tous étincelants, tous différents.


Stéphanie BOLSTER, profondément inscrite dans la modernité, sans cesse capable de jongler avec les registres de langue, du lyrisme au parler des rues. Femme jusqu’au bout des doigts, jusqu’au bout des mots, jusqu’à l’extrémité du sens (The Alice poems)

Michael HARRIS, secret et léger, avec des accents de notre Francis Ponge. Lisez « The Gamekeeper », bijou de fraîcheur et d’humour :

« The salmon is still/In the noiseless black ; (…) »


Eric ORMSBY, dont je cite ici un poème virtuose (et sa traduction de Judith Thibault bien sûr), construit en abymes, qui nous mène de décalage en décalage jusqu’à l’âme même de Charles Baudelaire dont on se demande sans cesse s’il n’est pas l’auteur même du texte.


« Baudelaire to Mme Aupick,

At Honfleur (1867)


Chère Madame, do you remember still

the windows to the garden where we sat

watching the sun on August afternoons

lovingly ascend the leafy wall

as though it touched with radiance

each object in its path: the tall

stems of dahlias, the trellises

where coiled brambles of young roses hung,

the statue of a nymph with hollow shell

splashing the glittered water toward a pool

where indolent carp swam in shadowy calm

until the sun’s long declination shone

along the ripples that their bright fins caused ?

Our conversations had the harmony

of that ascending light. A tacit

concord spoke from simple things.

When I remember those long afternoons,

the way the sunlight gently touched your hair,

its infinitely tender kiss

upon your lips and cheeks and eyelashes,

it seems to me our conversations were

accompanied by light, were luminous,

and every word we spoke

assumed serene embodiment in all

the voiceless objects that around us stood -

the linen with its darkly sparkling

folds, the heavy luster of the silverware,

the dense roses in their crystal mirroring

the calm crimson of the setting sun.

If I imagine Eden or a paradise

where passion steeps its secret harmonies,

my memory is of those soft afternoons

when without speaking, or the need to speak,

the two of us admired the fading light.

Those were the last times that we had of such

order made passionate in lucidity,

of passionate innocence, passionate peace,

a love not governed by the torturers. »


TRADUCTION :


« Baudelaire à Madame Aupick,

à Honfleur (1867)


Chère Madame, vous souvient-il encore

des fenêtres vers le jardin où nous nous assoyions

observant le soleil des après-midi d’août

tendrement grimper le mur feuillu

comme s’il touchait de ses rayons

chaque objet sur sa voie: les longues

tiges des dahlias, les treillis

d’où les ronces entrelacées de jeunes roses pendaient,

la statue d’une nymphe à la coque vide

éclaboussant l’eau scintillante vers une mare

où d’indolentes carpes nageaient dans un calme ombreux

jusqu’à ce que la longue déclinaison du soleil brille

le long des ondulations que leurs luisantes nageoires causaient ?

Nos conversations avaient l’harmonie

de cette lumière croissante. Un tacite

accord émanait de choses simples.

Quand je me souviens de ces longs après-midi,

la façon dont la lumière du soleil touchait délicatement votre chevelure,

son infiniment tendre baiser

sur vos lèvres et vos joues et vos cils,

il me semble que nos conversations étaient

accompagnées de lumière, étaient lumineuses,

et que chaque mot que nous disions

s’incarnait sereinement dans tous

les objets sans voix qui autour de nous se dressaient -

les nappes de lin dans leurs sombres et scintillants

plis, le lustre lourd de l’argenterie,

les denses roses dans leur miroitement cristallin

le calme cramoisi du soleil couchant.

Si j’imagine l’éden ou un paradis

où la passion marie ses harmonies secrètes,

mon souvenir est celui de ces doux après-midi

où sans parler, ni besoin de parler,

tous deux nous admirions la lumière évanescente.

Ces moments furent les derniers que nous eûmes d’un tel

ordre fait de passion en toute lucidité,

d’innocence passionnée, de paix passionnée,

d’amour non régi par les tortionnaires. »


Robyn SARAH, fascinée par les mécanismes de l’écriture poétique, et qui en fait un thème récurrent de sa propre poésie. Un moment de grâce suspendue, avec en fil rouge le temps qui passe…


Norm SIBUM, acrobate des registres de langue, « In what illumination the dark may give », improbable équilibre entre classicisme et irruption de la vie banale, débordante et triviale.


David SOLWAY, son écriture minimaliste, austère, impeccable. Une magie permanente qui fait surgir l’émotion la plus prégnante de vers dépouillés, sans fioritures. Une sorte de quintessence poétique.


Carmine STARNINO. Lisez son « Ornithology » (please Judith, we should like to publish it in « Reflets du Temps » ! so much !). Ca porte le même nom que le célèbre et magnifique morceau de Charlie « Bird » Parker. Et c’est aussi beau !


Peter VAN TOORN enfin, probablement le plus XXIème siècle des huit, avec ses rythmes de jazz syncopés, ses vers « rappés », comme ceux d’un gamin qui aurait élu domicile non sur l’asphalte des grandes cités mais au milieu des arbres, des rivières et des prés.


Une famille que l’amour, l’attention de Judith Louise THIBAULT fait naître sous nos yeux.

Et puis, deuxième défi, le plus « insensé » : réaliser une métamorphose qui semble relever de l’impossible. « Traduction » dit le sous-titre du recueil. Traduction ? Comment une traduction des arcanes poétiques est-elle possible ? On peut traduire une phrase, une narration, un article de journal d’une langue à une autre. On restitue le sens, plus ou moins bien dans tous les cas, car même pour cet exercice on est toujours à deux doigts de la « trahison », tout le monde le sait bien ! Mais comment traduire un poème ? Comment traduire une expression qui est presqu’exclusivement musicale ? Quelles règles d’équivalences pourraient guider le choix des sonorités, des silences, des rythmes, des halètements, des syncopes ?


« Wawa/ice fisher,/jab jab, pine all around./try and beat it,/rock it,/and hunky dory,/wawa ! »

« Wawa/pêcheur sur glace/pic,pic,du pin tout autour/Essaye de faire mieux que ça/rocke-le/et c’est tiguidou/wawa ! »


Eh oui : le second extrait est la « traduction » du premier ! Vous avez compris, le travail du traducteur est évidemment ici un travail de re-création. Claude Lévi-Strauss est probablement celui qui a le mieux approché l’indéchiffrable mystère de la musique, en l’associant au mythe et au non-dit. C’est le seul système de langage qui soit fondé sur des signifiants sans rapports définis à des signifiés. L’auditeur se débrouille avec la syntaxe et (éventuellement) la sémantique de Coltrane ou de Bach. Il les fait siennes, se les approprie, se les « traduit ». Et bien entendu (!) deux auditeurs produisent deux « traductions ».

C’est « son » miracle que Judith Louise Thibault accomplit dans ce recueil. Son miracle, ajouté à celui, déjà stupéfiant, des poèmes originaux. Déplacements en cascades : du ressenti du poète à son dire, de son dire à l’agencement des outils de sa langue, puis à la passion de la « traductrice » et enfin à ses « choix » des outils d’une autre langue. C’est à ce vertige que Judith nous convie. Ce petit recueil contient, par les problèmes linguistiques qu’il pose, tous les mystères de la création poétique.

La poésie n’est guère à la mode. Dommage. Mais la reconquête est en cours, au Québec et chez nous ! Si vous voulez vous offrir un voyage, même un seul, au fond de ses mystères, offrez-vous ce recueil !


Léon-Marc Levy


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A propos du rédacteur

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Directeur du Magazine

Agrégé de Lettres Modernes

Maître en philosophie

Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres

Domaines : anglo-saxon, italien, israélien

Genres : romans, nouvelles, essais

Maisons d’édition préférées : La Pléiade Gallimard / Folio Gallimard / Le Livre de poche / Zulma / Points / Actes Sud /