La Reine morte, Montherlant
Pour la première fois, Montherlant écrivit une pièce, La Reine morte, drame en trois actes, montée en 1942 à la Comédie-Française. Si La Reine morte ne porte pas le tragique antique d’une Antigone réactualisée par Anouilh en 1944 ou d’une Electre par Giraudoux en 1937, elle n’en a pas moins la profonde dignité, et la majestueuse tristesse pour emprunter le mot de Racine. Bien loin des malédictions transgénérationnelles, l’auteur raconte qu’il fut inspiré d’une pièce d’un auteur espagnol du Siècle d’or, Luis Vélez de Guevara, et de sa pièce Régner après la mort (Reinar despuès de morir, 1652). L’auteur explique ainsi que « toute cette production dramatique du siècle d’or est peut-être un moment important de l’histoire du théâtre : superficielle et sans caractères, elle n’a pas d’importance humaine ». Décidé à conserver « l’armature » de Reinar, Montherlant sut lui confier un contenu nourri par la force de ses personnages et la subtilité des dialogues.
La Reine morte consacre l’histoire tragique d’Inès de Castro. Montherlant qui se défendit dans ses Carnets d’avoir mêlé toute allusion à la guerre, put dire en relisant son œuvre bien des années après que ce drame eut pour essentiel mérite la profonde complexité des caractères, et la singularité de deux personnages : le roi Ferrante, roi du Portugal qui doit marier son fils Pedro à l’Infante de Navarre, et l’Infante elle-même. Fatigué du pouvoir et de l’existence, le grand Roi sent s’avancer vers lui la mort. Il lui faut transmettre son pouvoir et marier son fils à l’Infante de Navarre, alliance dont l’avantage politique est tout assuré. Pourtant, Pedro aime une autre femme, Inès de Castro avec laquelle il s’est uni devant Dieu. L’intrigue est alors fermement déployée autour d’une même difficulté que Ferrante ne peut dissoudre ni résoudre mais à laquelle il peut seulement donner « une autre forme ».
Les quatre personnages en jeu sont autant d’invitations pour l’auteur à décupler leur personnalité et leurs relations. Ainsi, le roi Ferrante est à la fois un père qui a chéri son fils et le méprise à cette heure, un roi retors et incertain qui aime se confier aux femmes, et surtout à celles qu’il s’apprête à faire souffrir, un homme dont Montherlant dira qu’il concentre tout entier l’inconsistance des êtres, une luciole alternativement lumineuse et obscure. Ferrante est aussi l’intelligence incarnée, vaste et inhumaine, celle qui épouse les sinuosités de l’existence ; il connaît les hommes, leurs cœurs, leurs flatteries et leur sincérité, leur cruauté ou leur naïveté. Acteur fatigué, qui ne croit pas tant au cœur humain qu’à la grande raison, il est, comme dirait Nietzsche, un monstre froid, alternativement tendre et cruel.
Il pourrait ressembler à l’Infante de Navarre, pétrie d’orgueil et de dignité, dévouée à la raison d’Etat et à son royaume. Pourtant une chose les sépare : Ferrante, nous dit Montherlant, « est masculin à l’extrême », vaniteux, surtout faible, et sans que la conscience de cette faiblesse ne l’en épargne. Face à ces deux rocs, ces monstres royaux, Inès de Castro, l’épouse secrète de Pedro, est douce et pure ; elle ressemble à l’eau claire dans laquelle le roi aime à se regarder, s’épancher, pour mieux se reprendre et disperser l’ondine. Inès aspire à la vérité des sentiments, elle est Amour de son époux, mais aussi de l’enfant qu’elle porte. Elle illustre la vie dans sa naturalité, sans secret, sans intéressement, dont la grandeur ne peut consister dans la résistance mais dans l’abandon. Elle propose ainsi une féminité toute opposée à L’Infante, forte et solitaire, dont la supériorité d’âme appartient aux êtres que le malheur n’écrase pas mais flatte. Le lecteur ne peut alors qu’être frappé par la dissymétrie que dresse Montherlant entre les hommes et les femmes : celles-ci y paraissent grandes, jusque dans leurs faiblesses, tandis que les hommes voient leur intelligence et leur lâcheté confondues, sans concession.
Montherlant raconte dans ses Notes l’étonnant processus de création des personnages dont il se reconnaît l’entière paternité :
« Dans le silence de la nuit, je sentais affluer en elles le sang qui sortait de moi-même. L’infante devenait malade d’orgueil, parce que je fus ainsi en certaines périodes de ma jeunesse. Le roi, dont le caractère est à peine esquissé chez Guevara, prenait forme, pétri de moments de moi. Inès n’était plus une femme qui a un enfant mais une femme qui en attend un parce qu’il y avait là une matière humaine que des dames amies m’avaient rendue familière, etc. Chacune de ces créatures devenait tour à tour le porte-parole d’un de mes moi ».
Ces notes que le lecteur pourra découvrir éditées après le drame révèlent pleinement l’élaboration de la pièce. Elles nous racontent comment la Reine morte se nourrit de son créateur et peuvent résoudre pour nous la question de savoir comment ces êtres qui firent surface depuis le for intérieur de l’auteur, s’édifient avec cette étrange humanité.
Sophie Galabru
Henry de Montherlant, de son nom complet Henry Marie Joseph Frédéric Expedite Millon de Montherlant, né le 20 avril 1885 à Paris, dans le septième arrondissement, mort au même endroit le 21 septembre 1972, est un romancier, essayiste, auteur dramatique et académicien français. Nourri par la lecture de Barrès, de Nietzsche et de Plutarque, il trouve un idéal dans le courage et les vertus antiques. Il apprécie particulièrement le Satyricon de Pétrone, qu’il préfacera plus tard
Patriote sans être nationaliste, il décrit dans Le Songe, paru en 1922, le courage et l’amitié des combattants. De 1920 à 1925, il se tourne vers le sport, notamment l’athlétisme, la tauromachie, l’équitation et le football, et fréquente les stades, où il renoue avec la fraternité des tranchées. Avec Les Olympiques en 1924, il évoque « les heures de poésie que le sport nous fit vivre, dans la grâce – la beauté parfois – des visages et des corps de jeunesse, dans la nature et dans la sympathie ». La même année paraît Chant funèbre pour les morts de Verdun, écrit comme un acte de piété « tel que celui d’allumer une petite lampe sur un des tombeaux de son pays ».
Il quitte la France le 15 janvier 1925 pour l’Italie, le Maroc espagnol, et surtout l’Espagne. Ces séjours dans l’Algérie au début des années 1930 sont à l’origine de sa réflexion sur le principe colonial. Il compose l’œuvre intitulée La Rose de Sable où il dénonce sous la forme romanesque les excès de la France coloniale. De retour en France en avril 1932, devant le réarmement de l’Allemagne, il publie dans le journal La Liberté un long article sur l’état de la France qui ne se prépare pas à la guerre et où le sentiment national et l’esprit public font défaut. De crainte d’ajouter aux difficultés de la France, il renonce à publier La Rose de Sable. Cette publication sera étalée sur une trentaine d’années entre 1938 et 1968.
En 1960, Montherlant est élu à l’Académie française, sans en avoir fait expressément la demande. Il est l’auteur d’une très abondante œuvre littéraire comprenant pour l’essentiel des romans, récits, pièces de théâtre et essais, mais aussi des notes de carnets, de la poésie et une correspondance.
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