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La palette chamanique de Marc Varvarande, par Mustapha Saha

Ecrit par Mustapha Saha le 04.06.18 dans La Une CED, Les Chroniques, Côté Arts

La palette chamanique de Marc Varvarande, par Mustapha Saha

 

Certains itinéraires artistiques fraient leur chemin hors sentiers battus, creusent leur sillon hors sylve abattue, fertilisent leurs créations hors modèles rabattus. Il est des sentes buissonnières, des vadrouilles pionnières, des tortilles ouvertes par quelque muse braconnière, qui mènent aux vallées inexplorées, foisonnantes de plantes insoupçonnables et de créatures inimaginables. Heureux l’artiste comme Marc Varvarande qui les arpente et projette sur des paysages connus les lumières cueillies au-delà des nuages. Le peintre transpose les fééries visuelles sur les murs nus des écoles déshéritées, avec la patience du jardinier qui ne voit passer le temps qu’à travers les saisons, la délicatesse de l’artisan qui donne à chaque motif sa belle raison, la générosité du samaritain qui sème la beauté dans chaque maison. Qui peut percevoir mieux que les enfants, encore préservés des jugements acquis, le jaillissement poétique des formes et des couleurs, sinon l’artiste, réfractaire à la routine stérilisante, puisant dans sa mémoire mutine les intuitions premières et les sensations diamantines. L’image enjambe la barrière langagière pour formuler l’indicible, esquisser l’inaccessible, diaprer l’immarcescible. Les intuitions, éblouies par le spectre solaire, se font clairvoyances.

Le peintre, dessinant un jardin sur l’austère palissade, est perçu comme un jongleur de pinceaux, jouant de sa palette-organon, déclamant ses stances et ses strophes, ses rêves et ses douleurs, en mots-couleurs, comme une apparition de Merlin l’Enchanteur, barde prestidigitateur surgi de l’antédiluvienne oralité gauloise. Merlin, doté dès la naissance de lumineuse sagacité et d’astucieuse extra-lucidité, tout à la fois momignard joueur, facétieux, et vieillard bâtisseur, minutieux, est l’exemple même des facultés innées qui n’attendent pas les validations académiques pour démontrer leurs virtuosités. Le génie sylvestre change d’apparence et de peau à sa guise, tantôt cerf portant pâte blanche et bois à cinq branches, tantôt volatile déployant ses ailes comme d’énormes branches. Le loup, son double initiatique, le sanglier frénétique, l’ours flegmatique et le dragon volcanique sont ses compagnons totémiques. Le prophète rieur remonte le temps et le redescend, foudroie les apologues obsolescents, projette son savoir incandescent sur ouvrages phosphorescents, se régénère dans les arbres dispensateurs de sciences circulatoires et de pouvoirs divinatoires. Avec tous ces prodiges, comment ne peut-il pas réveiller les aptitudes subjacentes et secouer les attitudes réticentes ? Ainsi s’expérimentent et se légitiment les vertus pédagogiques des légendes merveilleuses.

Les enfants dialoguent spontanément avec les prairies figuratives, se faufilent avec bonheur dans les charmilles florissantes, filochent sur brindilles les coccinelles nonchalantes, repèrent les marmottes craintives dans leurs flaques nutritives, dénichent les lutins dans leurs caches arbustives, susurrent des vœux hermétiques dans les oreilles des fougères frémissantes. La cloison peinturée déclique des rêveries magnifiques dans la symphonie pastorale. Les lettres joliment maquillées s’enlacent dans les yeux écarquillés. Les phrases bariolées s’emballent dans les danses tribales. La chorégraphie végétale s’étire en spirale dans la vastitude sidérale. Les embruns de la mer baignent le diorama d’irisations divines. Les barcaroles d’oiseaux jaillissent des piroles pour se dissoudre dans les lointaines flammeroles. S’exhalent des auréoles mouvantes, des flagrances captivantes, des sinuosités écrivantes. Se révèlent les syntonies sous-jacentes aux palissades putrescentes et les illuminations curatives des vexations dépréciatives. « L’art lave notre âme de la poussière du quotidien »  (Pablo Picasso). Laissez les enfants traquer sous plafond de la classe, dans l’hilarité communicative, les voyelles rimbaldiennes transformées en papillons multicolores. Quand ils découvrent la vraie nature dans la nature, les vraies vaches dans les pâturages et non dans les fromages cellophanés, les vrais moutons dans les bocages et non dans les cuirs tannés, les vrais poissons dans les marécages et non dans les bâtons panés, ils parlent aux tourterelles et volent avec les hirondelles. Confiez aux chérubins toiles, peintures et pinceaux, vous verrez sortir de leurs mains de magiciens des paraboles malicieuses et des figures miraculeuses. Il aura donc suffi que le géniteur plasticien transforme la maternelle de son fils en merveilleuse pépinière. Se réalisent l’ouverture des fenêtres scolaires sur leur environnement bucolique, la socialisation ludique du langage artistique, la réconciliation karmique des acquisitions culturelles et des prédispositions naturelles. La transmission s’accomplit dans l’élaboration, jour après jour, tout au long de l’année, de la fresque murale sous les yeux des élèves, qui se précipitent ensuite dans l’atelier d’arts plastiques. Les mères en galère matérielle se valorisent en découvrant les dons insoupçonnés de leur marmaille. Comment exorciser les maléfices de la quotidienneté empoisonnante sinon dans l’intemporalité rotative aux mille détours, l’exploration des horizons ouverts par l’imaginaire, quand la spontanéité se fait refuge des escapades extraordinaires. Le dessin de l’enfant est un acte préfigurateur de son devenir sous condition qu’il n’en soit pas détourné par une orientation aberrante.

 

Toute la peinture de Marc Varvarande transpire cette générosité communicative, dans ses techniques cumulatives, ses thématiques fédératives, ses juxtapositions désignatives. La palette descriptive se prête, dans ses visibilités différentielles, aux lectures profanes et savantes. Ne voit-on pas, entre ocres orangers pastellisés d’aurores cristallines et bleus dégradés jusqu’aux lactescences opalines, flotter l’hologramme de Georges Brassens au-dessus des barques orphelines, et s’estomper dans les vastitudes ondoyantes, la jetée bordée de toitures rouges en perspective fuyante, et chanter avec le vent les ondines impalpables La Supplique pour être enterré sur la plage de Sète :

 

« Une plage où mêmeà ses momentsfurieux

Neptune ne se prend jamais au sérieux

Trempe dans l’encre bleue du Golfe du Lion

Trempe, trempe ta plume, ô mon vieux tabellion

Et de ta plus belle écriture

Note ce qu’il faudra qu’il advienne de mon corps »

(Georges Brassens)

 

Ainsi se transmet, d’âme insoumise à bonté semblable, les rébellions inconsolables. Le père du chanteur, ouvrier maçon libertaire, ne lui a-t-il pas transmis les idéaux pacifistes dans une guitare en place et lieu de sa truelle ? Sète, son cordon ombilical, le porte comme inextinguible fanal. Le vieux port couve ses pierres séculaires. Les chalutiers remontent le canal en file indienne, escortés par les nuées de goélands, jusqu’à la criée où s’écoulent dans joyeuse bousculade les baudroies, les encornets, les scyllares… Au Musée International des Arts Modestes, les objets usuels s’embabouinent avec les arts visuels. La Pointe Courte, village étranglé entre l’Etang de Thau et le Canal, où le pinceau pioche ses natures mortes dans le fatras de poteaux de bois et de filets de pêche, de bourriches et de cageots, de chaloupes et de barquerolles, murailles et bassin tranquille en décor. Les vieux habitants, jouteurs, rameurs, mariniers à la retraite, disserteurs intarissables sur les mœurs des daurades, des anguilles, des moules et d’autres espèces d’huitres et d’oursins, se souviennent du tournage d’Agnès Varda, annonciateur de la Nouvelle Vague. Dans le cimetière du Py, où s’irisent dernières demeures de brume luminescente, où s’imprègne poésie d’écume fluorescente, Georges Brassens savoure pour l’éternité son incommensurable liberté. Les pins du cimetière marin murmurent plus loin, sous brise caressante, la complainte cyclique de Paul Valéry :

 

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée

Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d’imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir !

Quand sur l’abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d’une éternelle cause,

Le Temps scintille et le Songe est savoir… »

(Paul Valéry, Le Cimetière marin).

 

S’accumulent peintures parsemées de rivages et de paysages catalans, pièces dispersées d’une mosaïque reconstitutive, pistes incertaines de nouveaux élans, tropologies allusives en arrière-plans, hantées par des mythologies proches et lointaines. Il suffit parfois d’une esquisse à la mine de plomb, une barque échouée sur la plage, une saillie rocheuse dans le sable, deux arbres ailés en accolade, trois flamants perchés sur leurs échasses, pour déployer l’enivrante Camargue. Vincent Van Gogh découvre la Méditerranée et « la mer bleue sous un ciel bleu » à Saintes-Maries-de-la-Mer. Il exécute en une semaine deux marines, barques éclatantes de contrastes polychromiques, une vue du village et neuf dessins. Il écrit à son frère Théo : « Je voudrais que tu passes quelque temps ici, tu sentirais la chose. Au bout de quelque temps, la vue change, on voit avec un œil plus japonais, on sent autrement la couleur ».  Il enchaîne dès son retour en Arles avec trois peintures et une aquarelle, chargées de couleurs explosives, de paradoxalités incisives, d’intensités convulsives. Son bref séjour préfigure le tournant décisif et les époustouflants champs de blé, les hallucinants tournesols, les obnubilants cosmos étoilés. Pablo Picasso, en fulgurante interconnexion avec son prédécesseur, reprend le relais dans ses métamorphoses déroutantes et ses chromatiques déconcertantes.

Comment ne pas évoquer au détour le photographe arlésien de la Camargue, Lucien Clergue (1934-2014), ami de Pablo Picasso, de Jean Cocteau, de Max Ernst, de Saint John Perse, lecteur clandestin de Jean Genet, ses clichés uniques, graphiques, archétypiques des marais inondés de puissantes lumières, ses séries Langage des sables, ses surimpressions taurines, ses shootings intimes des gitans et de Manitas de Plata, ses saltimbanques dans les ruines d’Arles ravagée par la guerre, ses déesses sculpturales sur les plages camarguais, ses oiseaux pétrifiés par les gelées gisants dans le sable, son film Delta de sel (1967), présenté au Festival de Cannes en pleine révolution soixante-huitarde ? En saisissant les cannelures amphigouriques des marées descendantes, les rayures cinétiques des luminosités distordantes, les spirales labyrinthiques des mousses fondantes, les striures fantomatiques des roseraies tremblantes, les modules concentriques des flamants dans la vase luisante, Lucien Clergue se réfère explicitement aux compositions picturales d’Henri Matisse, de Hans Hartung, d’Henri Michaux. La photographie fusionne avec la peinture dans l’abstraction lyrique et géométrique.

Les animaux camarguais sont des thématiques récurrentes dans les compositions de Marc Varvarande. Les bovidés sauvages, avec leur robe noire luisante et leurs cornes-lyres terrorisantes, victimes absolutoires des jeux taurins, semblent narguer la palette hésitante. Pablo Picasso s’en sort astucieusement avec ses tachismes, ses gravures et ses tracés d’observation. Le pinceau campe, en revanche, avec justesse, les indomptables chevaux gris et leurs crinières blanches en bataille, jaillissant des sagnes pour s’ébrouer dans les canardières. Ces chevaux sublimés dans les aquarelles d’Yves Brayer semblent sortir d’une rêverie suspendue. Chevaux indomesticables, en parfaite symbiose avec leur biotope marin, contraints aux travaux forcés par les colons humains. Qui mieux que le poète peut comprendre leur cabocharde tendance, leur indécrottable désobéissance, leur indéfectible indépendance ?

« Cent cavales blanches ! La crinière,

Comme la massette des marais,

Ondoyante, touffue, et franche du ciseau :

Dans leurs ardents élans,

Lorsqu’elles partaient ensuite, effrénées,

Comme l’écharpe d’une fée,

Au-dessus de leurs cous, elle flottait dans le ciel.

Honte à toi, race humaine !

Les cavales de Camargue,

Au poignant éperon qui leur déchire le flanc,

Comme à la main qui les caresse,

Jamais on ne les vit soumises.

Enchevêtrées par trahison,

J’en ai vu exiler loin des prairies salines ;

Et un jour, d’un bond revêche et prompt,

Jeter bas quiconque les monte,

D’un galop dévorer vingt lieues de marécages,

Flairant le vent ! et revenues

Au Vacarès, où elles naquirent,

Après dix ans d’esclavage,

Respirer l’émanation salée et libre de la mer.

Car de cette race sauvage,

La mer est l’élément :

Du char de Neptune échappée sans doute,

Elle est encore teinte d’écume ;

Et quand la mer souffle et s’assombrit,

Quand des vaisseaux rompent les câbles,

Les étalons de Camargue hennissent de bonheur ;

Et font claquer comme la ficelle d’un fouet

Leur longue queue traînante,

Et grattent le sol, et sentent dans leur chair

Entrer le trident du Dieu terrible

Qui, dans un horrible pêle-mêle,

Meut la tempête et le déluge,

Et bouleverse de fond en comble les abîmes de la mer

(Frédéric Mistral, Mireille, Quatrième chant, 1859).

 

Les flamants roses, emblèmes incomparables, bienfaisants, dit-on, par leur étincelance comme des sémaphores salutaires, arborent en toute désinvolture autant leurs silhouettes gracieuses, frétillantes, invulnérables que leurs postures étranges, extravagantes, guignolesques. Leurs parades nuptiales, leurs cabotinages synchroniques, leurs feintes et leurs esquives rythmiques, leurs gesticulations spasmodiques, leur bectance comique, tête immergée dans la mare, plumage en rotation mécanique, sont un régal pour les photographes et les dessinateurs en quête de pittoresque biologique.

La destinée de Marc Varvarande se reconstruit sous le signe du flamant, qui n’est autre que le mythique phénix. L’oiseau de feu, escorteur du soleil dans sa course perpétuelle, guide imperturbable des voyages interstellaires, connecteur de l’âme immortelle avec sa personnification temporelle, revitaliseur des hérédités essentielles, conducteur des réapparitions providentielles, est omniprésent dans l’ésotérisme égyptien, les mythologies méditerranéennes et les cosmogonies antiques. Le dieu Râ se transforme en phénix pour créer le monde. L’artiste n’est-il pas son avatar démiurgique, renaissant de sa désespérance à chaque entreprise, ressurgissant de chaque pénitence dans une œuvre-surprise, survivant à son crépuscule à chaque aube promise ?

Les terres mouvantes de la Camargue, paradis irremplaçables avec leur faune primitive, zones marécageuses converties en élevages et lieux de dévotions louangeuses des grenouillères divines, sont dès la préhistoire un lieu béni où les Ligures pêchent au harpon les poissons en abondance. Tite Live les voit « surgir de la glèbe sous le soc des charrues ». A l’époque romaine, la localité dédiée au culte du dieu égyptien du soleil, se dénomme Oppidum Râ. Ainsi naissent les mythes. La conquête chrétienne supplante les légendes préhistoriques. Selon l’hagiographie catholique, les Trois Maries, Marie Madeleine, Marie Salomé et Marie Jacobé, contraintes à l’exil par les Romains, débarquent en Camargue sur un bateau de pierre sans voiles et sans rames. Elles sont accueillies par Sara la Noire qui devient leur servante. L’esprit colonial en germe ne peut imaginer d’autre destin à une africaine, fusse-t-elle proclamée sainte. « L’an 1747, René d’Anjou envoya demander des Bulles au Pape pour procéder à l’inquisition de ces Corps Saints ; ce qui lui ayant été accordé, les Os des Maries furent mis dans de riches et superbes Châsses. Pour Sainte Sara, comme elle n’était de la qualité de ses Maîtresses, ses ossements ne furent renfermés que dans une simple caisse, qu’on plaça sous un Autel dans une Chapelle souterraine » (Jean de Labrune, Entretiens historiques et critiques de Theotyme et d’Aristarque sur diverses matières de littératures sacrée, Amsterdam, 1733). Le récit post-évangélique, gratifiant les personnages du Nouveau Testament du don d’ubiquité, déporte Marie Madeleine dans le massif de la Sainte Baume et fait inhumer Marie Salomé, Marie Jacobé et Sara la Noire à Saintes-Maries-de-la- Mer. Leur vénération se prolonge jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle.

Est-ce un hasard si Sara, privée d’auréole, est devenue la sainte patronne des gens de voyage, des gitans et des tziganes, qui lui doivent peut-être leurs musiques tourbillonnaires et leurs festivités extraordinaires. Sainte Sara n’apparaît, en vérité, dans les traces écrites qu’au seizième siècle et son culte ne se manifeste qu’au dix-neuvième siècle (Vincent Philippon, La Légende de Saintes Maries, 1521). Mais que ferait une africaine dans cette contrée inhospitalière ? Selon d’autres légendes, Sara serait une princesse descendante d’une tribu celto-ligure et son teint basané ne serait dû qu’aux vents marins. L’adoration du reliquaire de cette icône atypique relève plutôt de l’animisme, des cérémonies païennes et des sabbats de sorcières. De quoi fleurir les fables mémorables de stèles et de sculptures, de peintures et de miniatures admirables. Que seraient les mythes et les légendes sans les chefs-d’œuvre perdurables ? Accourent au printemps, des quatre coins de la planète, les Yéniches, les Roms, les Manouches, les Gitans, les Tsiganes pour des célébrations dionysiaques où l’exhibition de la statue de Sara, symbole d’une culture sibylline et ténébreuse, nippée de robes chatoyantes et de breloques flamboyantes, et la procession jusqu’au rivage ne sont que des simulacres, puisant leur origine dans les rites voués à la déesse-mère phénicienne Ishtar et justifiant sous dévotes apparences les transgressions libératoires.

Le véritable saint dans l’affaire n’est-il pas un lointain descendant de l’aristocratie florentine, littérateur et manade camarguais, libertaire et pacifiste, protecteur des peuples nomades, défenseur des collectivités opprimées, des Indiens d’Amérique, des Boers d’Afrique du Sud, des Républicains espagnoles, le marquis Folco de Baroncelli-Javon (1869-1943). Disciple de Frédéric Mistral, il sauvegarde les traditions et les complète de novations inspirées de son ami Buffalo Bill (William Frederick Coky). Ainsi s’associent les gardians aux amérindiens et aux cow-boys dans le spectacle américain. L’autre incontournable figure aristocratique de la Camargue est le peintre et préhistorien russe Ivan Pranishnikoff (1841-1909), qui recense exhaustivement les mégalithes et les sites archéologiques languedociens et provençaux, et illustre de huit aquarelles originales le recueil de poèmes Babali, Nouvello provençalo de Folco de Baroncelli-Javon. Belle revanche du Chamanisme : les cippes exhumés dans la crypte de l’église de Saintes-Maries-de-la-Mer, considérés par le dogme canonique comme les oreillers des Saintes, sont, en fait, des pierres votives du rite celtique des Trois Matres, déesses de la fécondité et de la fertilité, romanisées sous le nom de Junon. Se dissimule et se perpétue, sous la récupération chrétienne du char naval, le culte païen de la mer et des forêts, et les processions de purification conservées dans les fêtes de carnaval. Garrigue miraculeuse aux vertus curatives connues depuis la nuit des temps. Les vignes plantées sur îlots de sable sont préservées de l’historique calamité du phylloxéra. Et les mystères de la sansouïre, argileuse et saline, boueuse sous la moindre averse, craqueleuse en saison estivale.

Ici mère nature invente l’insondable

Ici naît le mythe dans la source profonde

Perpétue l’ondine son œuvre inoxydable

Nul génie créateur qu’Océanos ne fonde

(Mustapha Saha, L’Arpenteur d’infini)

 

Tout être, par sa vision singulière, est un artiste en puissance tant que l’impérative adaptabilité sociale n’obstrue pas sa fontaine. Une illustration fantastique se réinvente instantanément en navette spatiale quand s’estompe la peur des croquemitaines. La créativité s’initie par la réunification de la sensibilité, de la volonté et de la cérébralité dans l’efflorescence intellectuelle. L’accès à l’art en cette occurrence est une maïeutique pour l’intervenant et les bénéficiaires, une découverte de la fonction vitale de l’art. L’approche aristotélicienne l’emporte, dans ce domaine, sur l’idéalisation platonicienne d’une beauté par définition inabordable. L’art n’est pas une illusion trompeuse, l’imitation d’une imitation, la représentation d’une représentation, l’apparence d’une apparence, mais la construction d’une réalité sensible qui restitue l’unité de l’intellect et de l’affect, cette unité génératrice d’une démarche épanouissante vers la connaissance, face au chaos de la vie quotidienne où la nécessité de survie et le fatras parasitaire des contingences brouillent la finalité de la vie. « L’art révèle le sens caché des choses et non pas leurs manifestations extérieures, car dans cette vérité profonde se trouve leur véritable forme » (Aristote). La forme ici est une action néguentropique, une interposition réorganisatrice d’une potentialité autrement vouée à la dégradation. La pratique artistique amorce, de ce fait, la lutte de l’être en éclosion contre les processus programmatiques de sa négation en tant qu’être. La sublimation de la réalité est un dévoilement des ressources intimes, un dépassement des médiocrités chroniques, une conquête de ce supplément d’âme qui façonne la dignité. L’artiste, qui ressuscite sans a priori la quintessence de l’existence et lui reconstitue une signification motivante, travaille les dynamiques vives qui rendent à l’humain sa pleine humanité.

Fossilisez l’impressionnisme dans les cryptes muséales, dans les monstrueuses enchères byzantines, il revient, dans ses carnations boréales, par les fenêtres d’une chaumière clandestine. Figez le cubisme dans les galeries germanopratines, il ressuscite loin des regards cupides dans une cabane brigantine. Plusieurs tableaux de Marc Varvarande évoquent l’éden enchanteur de Claude Monet à Giverny, l’étang protecteur des nymphéas énigmatiques, les samares rosacées des érables conjurateurs, les feuilles argentées des ginkgo biloba, les pétales polychromes des pivoines arbustives, les tiges sensitives des bambous flûteurs, les frondaisons nonchalantes des saules pleureurs et toutes les fleurs sécréteuses d’ensorcelantes nuances et d’envoûtantes senteurs. Se reflètent sur miroir liquide les nuées vagabondes. Se restituent les passerelles japonaises dans leurs érubescences pudibondes. Se retrouvent sur d’autres compositions la sagesse zen, les jardins parsemés de lotus sacrés et de pins nacrés, de cèdres et de cyprès, de camélias et d’azalées, sous bénédiction lumineuse des pagodes silencieuses et des lanternes précieuses. La niche écologique du jardin, propice à la prière, avec ses montagnes et ses rivières, ses bois et ses clairières, ses lacs et ses sablonnières, ses refuges et ses renardières, miniaturisés à l’échelle humaine, n’est-elle pas le paradigme ? La gestuelle reproduisant la diversité complémentaire, la complexité sédimentaire, la déambulation serpentaire, épouse la main créatrice de l’univers. Poussent les roses trémières au gré des touches traversières.

Une peinture chamanique, médiatrice entre l’artiste et sa pulsion créative, fondatrice de son image sociale, régulatrice de son rapport au monde. Quand une œuvre, fusse-t-elle exécutée avec une parfaite maîtrise technique, est dénuée d’atma, elle ne suscite point l’émotion esthétique, l’escapade onirique, l’exaltation poétique. Il manque aux œuvres froides, comme les affiches de réclame impeccablement exécutées, l’essentiel, la vivifiante étincelle. L’âme artistique se comprend comme « l’entéléchie première d’un corps naturel qui a la vie en puissance » (Aristote).Pline l’Ancien nomme cette âme la grâce, que les grecs appellent khárisma ou charisme. L’œuvre d’art porte à jamais la fièvre conceptive, la tourmente gestative, l’allégresse procréative qui lui insufflent sa vie. S’imprègne son environnement de ses radiations telluriques et cosmiques. Se comprennent, dès lors, ses aimantations pulsatives, ses radiations interpellatives, ses modulations connectives. Toute négation, toute dépravation, toute destruction de ce patrimoine vivant est un crime contre la vie. Nommons ce phénomène, expérimenté depuis l’aube de l’humanité, chamanisme artistique. Qu’on ne s’étonne donc pas que, dans les périodes paléolithiques et néolithique, et aujourd’hui encore dans les pratiques ancestrales, l’artiste soit le sorcier, l’intercesseur avec les esprits, le messager des présences invisibles.

 

Le chamanisme s’entend comme une ascèse de libération, une source d’inspiration, une matrice de création, un chamanisme sous-tendu par la culture occitane depuis la nuit des temps. Nulle interférence avec les improvisations contemporaines, les récupérations folklorisantes, les performances rhumatisantes, les installations hystérisantes, en autoréférence circulaire. Nulle conceptualisation mimétique. Nulle rétroprojection narcissique. Nul artifice médiatique, réificateur des goûts artistiques. L’épreuve de vérité passe par les tissures de jute et de lin. Marc Varvarande s’installe résolument dans la peinture impressionniste, l’huile en permanente transmutation pigmentaire, la toile en rémanente transfiguration moléculaire, l’imaginaire en expectance des métempsycoses plastiques, des figures significatives au-delà des perceptions chaotiques. Les variations continuelles des éléments interagissent avec les humeurs et les sentiments, les tristesses et les allégresses, les marcescences et les floraisons, les morbidités et les guérisons. Comment capter les neiges étincelantes et les nappes miroitantes, les lames déferlantes et les brumes flottantes, les clartés chancelantes et les ombres vacillantes, les aubes naissantes et les nuées rougissantes, les ondines tournoyantes et les nymphes fuyantes, en leur préservant leur fluctuosité saisissante ? Comment saisir l’évasive énergie métamorphosante ? L’impressionnisme est un chamanisme.

Cette spécificité existentielle s’illustre dans le mythe de Pygmalion, inspirateur des alchimies golémiques. Pygmalion tombe amoureux de la statue d’ivoire surnommée Galatée, sculptée de ses mains, qu’Aphrodite, exauçant les prières ferventes de l’artiste, anime du souffle de la vie. La sculpture « a l’apparence d’une vraie jeune fille, on pourrait la croire vivante et, si la réserve ne la retenait, prête à se mouvoir ; tant l’art se dissimule à force d’art. Pygmalion est émerveillé et les feux qu’éveille ce semblant de corps emplissent son cœur. Souvent il s’approche, ses mains palpent son œuvre, ne sachant si elle est de chair ou d’ivoire ». « Vénus en personne qui, toute parée d’or, était présente à ses festivités, comprit le sens de ces vœux et, en présage de la bienveillance divine, la flamme trois fois se ralluma et éleva dans l’air sa langue de feu » (Ovide, Les Métamorphoses). La vertu magique de l’art dans la transmutation de la matière, des pigments, de la cire, de l’agile en chair est non seulement symbolique et sémiotique, mais également physiologique et somatique dans la mesure où l’artiste s’arrache des lambeaux de peau pour les injecter dans son œuvre. L’art danse sur le fil instable entre l’être et le néant. Les aveugles ont naturellement le don d’extra-lucidité tactile quand ils ressentent instantanément les palpitations de l’œuvre qu’ils caressent.

Dans sa pièce lyrique Pygmalion, Jean-Jacques Rousseau entrouvre un coin du voile d’où une parcelle d’âme transperce le cœur de l’auditeur par le sortilège des mots et déclenche des émois intérieurs d’empathie. L’attraction s’opère entre le vibrato de la voix qui s’énonce et s’incorpore à la musique et les frissonnements de la statue qui s’anime. L’écran de la représentation se déchire pour mettre directement les sens en prise avec la source de leur éblouissement. Les interprétations psychanalytiques sur la machine désirante passent à côté de l’immanente sublimité et s’empêtrent dans le fantasme érotique. La vierge d’ivoire et de chair échappe par bonheur aux concupiscences captives et aux lascivités projectives. C’est en s’affranchissant des pièges de la sensualité qu’Eros peut accéder aux mystères de l’engendrement où couve l’inexplicable. L’énergétique substantialisation de l’art ne se réduit pas à l’art de l’amour. Le désir esthétique est d’une autre nature, dans la fusion de tous les désirs justement, dans le fulgurant sentiment de complétude. L’ardeur pygmalionienne, loin d’être libidinale, exprime l’introjection de l’œuvre au point de s’y dissoudre, l’abolition de la dissociation du créateur et de la création, l’immortalisation palpable en quelque sorte. Tout l’enjeu de l’art se trouve dans cette gageure insensée, l’incarnation du double, le renversement de la logique existentielle, la conversion de la blancheur pétrifiante en rougeur tonifiante, de l’étoffe inerte en fibre ardente. Ainsi la vache en bronze de Myron, qui rend fous les taureaux. N’est-ce pas depuis ces temps immémoriaux que les bêtes à cornes ont peur du rouge et que les corridas célèbrent leur mise à mort expiatoire ? Ainsi les sculptures de Dédale sont si criantes de vérité qu’il faut les enchaîner pour les empêcher de s’échapper (Platon, Ménon).

Une peinture méditative, évacuatrice des tensions endogènes et des pressions exogènes, qui puise dans la nature son oxygène salutaire. Le thème de la forêt, dans son homosphère automnale, sa perpétuelle reviviscence germinale, sa symphonie de couleurs chaudes, d’ambres, de cuivres, de rouilles, invoque l’osmose organique, la synergie magnétique, la clairvoyance chamanique. S’honorent en cette saison des renouvellements prometteurs, les arbres sacrés, le pommier prodigueur des connaissances magistrales, le bouleau catalyseur des renaissances centrales, le chêne transmetteur des énergies astrales, le houx préservateur des secrètes martingales, le saule pérenniseur des traditions matriarcales, le noisetier détecteur des sources vitales, le sapin porteur des espérances natales, l’aulne protecteur contre les séductions fatales. Et tous les arbres guérisseurs qui diffusent en douceur leurs senteurs plaisantes et leurs essences bienfaisantes. S’immiscent, à peine détectables, quelques étranges lueurs d’étoiles lointaines. Nul hasard si la quête ontologique se conjugue avec la curiosité mythologique. Les arbres se campent, dans les œuvres de Marc Varvarande, comme des entités fabuleuses, thaumaturgiques, totémiques. La forêt basilicale, bruissante d’intelligences musicales, semble attendre quelque visite amicale pour recueillir ses visions synesthésiques, ses méditations mystiques, ses envolées extatiques. Le premier homme et la première femme, Ask et Embla, n’ont-ils pas été façonnés dans des souches d’arbres, selon les légendes nordiques ? N’ont-ils pas reçu leur connaissance du frêne qui n’est d’autre que le premier dieu Yggdrazil, pilier central du monde et de l’univers ? L’humanité née des arbres trouve son salut par les arbres. Sans ces poumons de chlorophylle, la planète ne serait qu’un désert dépeuplé. Dans le shintoïsme japonais, c’est grâce au sakaki, orné par les dieux de bijoux somptueux, d’offrandes blanches et bleues, et d’un miroir révélateur de l’archétypale beauté que la déesse Amaterasu est sortie de sa grotte pour inonder de lumière le ciel et la terre.Ainsi se relie la création artistique, dans son intuitive inspiration, à la sève originelle. Marc Varvarande excelle dans le pointillisme végétal, le pigmentisme minéral, le rendu textural des pierrailles, des murailles, des poussières purpurines et des particules azurines. L’atmosphère provençale est rendue dans ses coruscations hivernales, ses quiétudes matinales, ses immuabilités méridionales. Le temps arrêté couve le regard de tonalités apaisantes. Les marines dans les petits ports désertés au coucher du soleil se focalisent sur les plantes odorantes, les eaux murmurantes, les barques dormantes. L’on imagine l’artiste, en quête de paix intérieure, planter, sous veilleuse zénithale, son chevalet face au grand large dans un retour panthéistique aux contemplations limpides…

 

Mustapha Saha

 


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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.