L'Arbre aux secrets -2
CHAPITRE II
Le lendemain matin, c’était le début des grandes vacances. Rose, qui avait mal dormi, se leva tard. Pourtant, il n’y avait personne dans la cuisine, et elle monta à la chambre de sa mère. Celle-ci n’était pas encore levée, mais quand elle s’approcha, elle rencontra ses yeux grand ouverts, avec ce regard fixe que Rose avait appris à détester. Elle allait la secouer par l’épaule, elle s’apprêtait à crier de colère, mais soudain une chose étrange se passa.
C’était la même chambre, les mêmes meubles, mais tout était différent. La commode était un peu plus brillante sous le soleil du matin, les rideaux pas tout à fait de la même couleur. Il n’y avait plus de papier peint au mur. Il y avait un napperon de dentelle sur la commode, et dessus, dans un cadre d’argent, une vieille photo en noir et blanc d’une petite fille en robe claire, avec des anglaises.
Rose reconnut la photo : c’était une photo de sa mère qu’elle avait souvent regardée dans le grand album que sa mère conservait sous le linge, tout en haut de l’armoire. Le cadre aussi, elle le reconnaissait à présent : il était d’habitude posé sur une étagère dans la cuisine, avec à l’intérieur une photo d’elle.
Mais Rose battit des paupières et tout redevint comme avant. Les petites fleurs roses sur le papier du mur, le bouquet de fleurs séchées sur la commode, les rideaux écrus un peu jaunis. Et sa mère dans le lit, avec son regard vague, si pâle sur l’oreiller blanc. Rose ressentit alors une grande tristesse et quitta précipitamment la chambre.
Elle mangea seule son petit-déjeuner dans la cuisine, puis, se sentant incapable de retourner voir sa mère dans sa chambre, elle monta au grenier. Là, elle essaya un moment de lire, puis de classer sa collection de feuilles laissée depuis quelque temps à l’abandon, mais enfin, n’y tenant plus, elle éclata en sanglots. Très vite, elle entreprit de se calmer en prenant de grandes respirations. Elle ne voulait pas pleurer. Elle était en colère. En colère contre sa mère qui la laissait ainsi toute seule, en colère contre elle-même de ne pas savoir quoi faire. Elle était en colère pour ne plus avoir peur et faire taire la petite voix qui chuchotait au fond d’elle que jamais sa mère ne redeviendrait comme avant, qu’elle resterait comme ça avec son regard affreux. Pour ne plus y penser, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre.
Et alors, ça recommença. Le même paysage et pas tout à fait le même, l’herbe plus haute, les arbres plus touffus. Elle se frotte les yeux, mais l’illusion persiste, et il lui semble apercevoir une silhouette à la lisière de la forêt, il lui semble entendre des cris et des rires, des voix aiguës d’enfants.
Que se passait-il ? D’où venaient ces enfants ?
Une présence dans le grenier, un souffle derrière elle. Elle se retourne : personne. Et puis ça recommence. Un souffle, le froissement d’un tissu. Elle attend. Elle ferme les yeux. La chaleur d’un corps, presque à la toucher. Elle se retourne encore et cette fois, il lui semble apercevoir, le temps d’un éclair, une robe blanche, des nattes brunes qui ressemblent aux siennes.
Elle comprit alors. C’était à la fois confus et mystérieusement évident. Tout ça avait rapport avec l’état de sa mère. C’était provoqué par l’état de sa mère. Ou l’inverse. Quelque chose s’était réveillé et jetait sa mère dans cette sorte d’envoûtement, quelque chose, elle s’en persuadait en contemplant les arbres, qui avait pris naissance dans la forêt, dans la clairière, auprès de l’arbre creux qui gémissait sous le vent et appelait, appelait…
Sans réfléchir davantage, Rose descendait l’escalier et un instant plus tard, elle pénétrait dans la forêt.
Tout lui sembla d’abord comme d’habitude. La légère brise qui agitait les feuilles très haut au-dessus de sa tête, les taches d’ombre et de lumière sur la terre toujours humide du sentier, les moucherons dans les rayons du soleil. Mais peu à peu, une sensation étrange l’envahit. L’air lui parut plus sombre. Le silence ? Un silence inhabituel. Les oiseaux s’étaient tus. Elle approchait de la clairière. Elle était au pied de l’arbre mort. Elle attendit. Elle écouta.
Rien ne se produisait.
Que faire à présent ? Comment avait-elle pu penser qu’en se rendant ici elle pourrait aider sa mère ? Elle ferait mieux de rentrer, de rester auprès d’elle, de lui parler, de tenter de la faire rire, de la sortir, par n’importe quel moyen, de son abattement. Et si sa mère se levait et ne la trouvait pas ? Elle s’inquiéterait. Il fallait rentrer.
Un bruit soudain dans un buisson, à la lisière de la clairière.
Rose tourne la tête. Un renard la regarde sans bouger. Rose a d’abord un mouvement de recul. Les renards, on ne les voyait jamais. Celui-là devait être malade, enragé peut-être. Peut-être qu’il s’apprêtait à l’attaquer ? Elle était figée par la peur. Mais le renard restait là, immobile, la gueule un peu ouverte, la langue un peu pendante, ayant l’air de sourire, moqueur, les yeux luisants. Comme s’il allait parler. Rose, oubliant tout à coup sa peur, fit un pas vers lui, et demanda, à haute voix :
— Que veux-tu ?
Derrière elle, une voix retentit.
— Tu ne crois quand même pas qu’il va te répondre ? Aux dernières nouvelles, les animaux ne parlent pas.
Rose sursauta, se retourna et vit un garçon d’à peu près son âge, très pâle, les cheveux noirs, les yeux verts, qui la regardait d’un air moqueur. Elle lui trouva une ressemblance avec le renard, puis se demanda comment il était arrivé là. Le seul chemin menant à la clairière était devant elle, un peu sur sa gauche. Elle l’aurait vu approcher, s’il était venu par là. Derrière elle, il n’avait qu’un taillis très touffu, et l’arbre mort. Il avait peut-être coupé à travers la forêt, mais elle n’avait pourtant rien entendu. Elle resta un moment bouche bée pendant que le garçon continuait à la regarder avec un sourire en coin, puis celui-ci lui tourna le dos et commença à s’éloigner d’elle. Elle cria alors :
— Qui es-tu ?
Elle s’arrêta, surprise du tremblement de sa voix. Le petit garçon se retourna.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— Je ne t’ai jamais vu dans le village.
— Parce que je n’habite pas le village.
— Et où est ta maison,?
— Dans la forêt, vers la lisière, à l’opposé du village. Mais ne cherche pas, tu ne trouverais pas.
— Qui te dit que j’allais la chercher, ta maison ? Ça ne m’intéresse pas du tout.
— Alors pourquoi tu demandes ?
Le garçon haussa les épaules et s’éloigna à nouveau.
— Attends !
— Quoi encore ?
Il la regardait par-dessus son épaule, l’air furieux.
— Comment t’appelles-tu ?
— Je ne sais pas si j’ai envie de te le dire…
Ce fut cette fois Rose qui haussa les épaules et qui tourna les talons, se dirigeant vers le sentier pour rentrer chez elle. Elle avait déjà fait quelques mètres quand elle entendit crier derrière elle :
— Victor, je m’appelles Victor !
Mais elle ne se retourna pas.
Tout le long du chemin, elle repensa à Victor. Elle lui en voulait de s’être moqué d’elle, elle regrettait de lui avoir posé toutes ces questions : qu’est-ce qu’elle en avait à faire, d’où il habitait, de qui il était ? S’il voulait rester tout seul, grand bien lui fasse, ça ne la dérangeait pas, mais alors qu’il ne vienne pas dans sa clairière. Qu’il aille de l’autre côté de la forêt, ou n’importe où ailleurs, mais qu’il ne vienne plus l’ennuyer avec son vilain sourire et ses sous-entendus. Cependant au fond d’elle-même, Rose était troublée par cette rencontre : Victor était survenu au moment même où elle attendait un signe, un indice qui lui expliquerait ce dont souffrait sa mère. Elle repensa à l’histoire de Liseron. Est-ce que cela avait un sens ?
Ivanne Rialland
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