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Hervé Bougel : Portrait of the poet as a young man

Ecrit par Marie du Crest 29.08.13 dans La Une CED, Etudes, Les Dossiers

Hervé Bougel : Portrait of the poet as a young man

 

Hervé Bougel : Les Pommarins, Editions Les carnets du Dessert de Lune, Bruxelles, 2008, 60 pages, 10 € ; Travails suivi de Arrache-les-Carreaux, chez le même éditeur, 2013, 73 pages, 11 €

 

Portrait of the poet as a young man


Un diptyque poétique : Les Pommarins et Travails d’Hervé Bougel

En 2002, en moins d’un mois, Hervé Bougel écrit Les Pommarins ; en 2013, est publié le recueil Travails. Ce qui relie ces deux textes, ce n’est pas le simple et évident propos autobiographique, et sans doute par là-même trompeur, mais la poursuite, la recherche, la maturation d’une écriture personnelle, allant de la prose à une « prose en vers », largement fondée sur l’enjambement de rupture.

En effet le narrateur du premier récit aurait-il oublié des épisodes fondateurs de ses « enfances », de son adolescence (avoir 18 ans, p.23) et qu’il faudrait nécessairement ajouter au premier opus marqué par une unité de lieu (l’usine sise aux Pommarins), de nouvelles aventures de l’hypothétique Bildungsroman ? Le S de travails serait donc à comprendre ainsi comme une pluralité d’expériences professionnelles : garçon de café, ou postier par exemple. Le mot deviendrait alors une provocation académique du jeune homme grandissant à l’écart des écoles : travail/travaux. Il faudra aller au-delà des apparences et des lectures naturalistes.

Tout dans Les Pommarins s’inscrit dans une sorte de genèse, de premier âge de l’entreprise poétique. Les illustrations de Hubert Daronnat, qui ponctuent le texte, sont des traits ébauchés en petites vignettes et le commentent en quelque sorte sur le mode enfantin. Dans Travails, seule la première de couverture est figurative : clef à molette rouge, outil d’ajustement. Hervé Bougel s’émancipe aussi. Le premier texte se plaçait sous la tutelle d’Alphonse Boudard, auteur de romans « populaires » un peu datés. Il n’a plus besoin désormais d’une quelconque caution littéraire mais il rend hommage dans une manière de tombeau au centre du texte à l’ami défunt, Christian, dédicataire inconnu au lecteur (Avril 1975). Pierre Emmanuel sera cité et en quelque sorte intégré au corps du texte (Glières) ainsi qu’un quintil d’anonyme latin dans le dernier poème.

Dès le premier volume, Hervé Bougel se dégage d’une veine « réaliste ». L’usine n’est pas identifiée par le nom de l’entreprise même si les Grenoblois pourraient en retrouver le nom sans difficulté. Il s’agit d’abord d’une adresse bucolique (p.11) et non d’un site industriel répertorié comme tel. Le texte suspend toute tentation de chronique prolongée. Brièveté et désir de la strophe et du blanc, du retour à la ligne au lieu du paragraphe ample et analytique (p.18 ou p.28) :

La pâte, elle est noire, elle est crue, sèche ou grasse, c’est selon

Les machines, elles s’appellent la 60, la 90, la 127, c’est la taille de la vis plantée dans leur ventre qui donne le nom.

La grosse pâtasse de caoutchouc…

Parler de ce qui se passe dans l’usine, c’est capturer en fait la force des mots capables de piéger enfin poétiquement ce qui est là. Recherche du mot unique par l’énumération : le boulot, le taf, le turbin (p.25), le second texte répondra : travails.

En vérité, Hervé Bougel cherche une langue pour écrire la vie des hommes à l’usine, celle des machines :

L’Italien vingt ans, blond les yeux bleus, un Lombard. Faxe de boxeur, la gueule de mufle… un costaud(p.38)

Le Portugais, c’est un petit séco à épaisses moustaches, longs tifs, un blouson en daim (p.39)

Les opérations industrielles donnent lieu à une transformation métaphorique : la danse de l’ouvrier dans une chorégraphique de ses gestes. Les pièces sont « des sardines » (p.29). La 127 est la bécane la plus puissante, une bête zolienne vivante, sexuelle et monstrueuse, p.30 :

Tu lui palpes le bide, tu lui glisses la main au ventre, elle minaude ou quelquefois renâcle, si tu oublies une caresse. Laisse monter, laisse venir, laisse chauffer. Ecoute-là.

A la main tu la travailles, elle est bientôt chaude, elle est bonne, elle est douce et forte…

Quant au narrateur, au jeune homme, au working class hero, il est un « je » fragile au point de devenir « tu », p.22, et surtout p.56. Le « tu » devient la conscience poétique du personnage, évoquant la vie de quelqu’un de son âge, la vraie vie, loin de l’usine comme si l’auteur-narrateur, vieux principe du pacte autobiographique, n’avait pas de sens. Les éclairages sur l’identité du je sont d’ailleurs ténus :

Moi, je suis le Marocain, né là-bas (Bougel est né à Bou Arfa)

Et, à la fin du texte, il se présentera sous les traits du boudineur devenu écrivaillon. Retour aux Pommarins, mais la première mue poétique s’est faite, celle qu’il appelle de ses vœux, p.58.

… ça va être bien… trop de lumière pour les mensonges.


Il faut donc revenir au mot travail. Il existe bel et bien (cf. notre bon vieux Littré), une forme travails au pluriel. C’est d’ailleurs le premier sens donné par le célèbre dictionnaire : « machines à l’aide desquelles on assujettit les grands animaux » par exemple pour ferrer les chevaux ou lors d’opérations vétérinaires. Ici, il sera question de soumettre le grand animal qu’est la langue poétique. La faire plier, la « travailler » justement. Bougel adopte alors la logique des poèmes « à titre en gras » limités dans l’espace des pages et répondant à la succession texte-blanc-texte. Il met à bas toute chronologie linéaire, ou successive, et historique (réaliste diraient d’aucuns). Ainsi l’architecture du livre se construit-elle autour d’une part des premiers textes qui remontent le temps ou reviennent en arrière : 1980-1979-1980-1976 (2 textes successifs) puis –sans date et d’autre part, 1975, ou mieux avril 1975 qui est le point de basculement, chantant par deux fois, Christian (Avril 1975 et Billes), et la seconde partie du recueil qui ouvre sur l’âge adulte, en 1991 dans « la rue Vendres ». La répétition, l’anaphore des dates constitue surtout un leitmotiv, presque un refrain. Mais il formule son art poétique avant tout, en s’affirmant uniquement à la première personne et même faisant prononcer son prénom, « Hervé » à lui seul vers, par Madame Fernet quatre fois (Le Carillon). Et ainsi de dire justement dans le poème-tombeau :

J’espérais

Une vérité

En la poésie.

En son centre, le poème-tombeau. On se souvient qu’il est un genre poétique fort prisé à la Renaissance. Il s’agissait d’un acte d’écriture partagée, sur le mode de l’affect (perte d’un « confrère » aimé, ainsi le tombeau de Pierre de Ronsard, gentilhomme vendômois) ou bien d’une pratique d’émulation. Le tombeau pouvait aussi être un geste social : le poète honorant un haut personnage par ses vers, mais aussi une épitaphe intime, à la suite de la perte d’un proche. Hervé Bougel reprend en somme cette belle tradition. A Christian « Tel mon frère/ Mon bel ami » dans Avril 1975, ou bien « Christian et moi/ Comme lascars/ En cavale ; Lui tel mon frère ; L’autre/Moi ». Il écrit là d’ailleurs son poème le plus fort. La tonalité même des vers change. Plutôt moqueur ou sarcastique dans plusieurs poèmes comme La vieille rascale (dans Cinéma), il écrit là une élégie profonde, un lamento digne :

J’aimerais rêver de toi

Autre que dans ta chemise

D’agonisant.

Le souvenir du compagnon de jeunesse, celui de ses dix-sept ans rimbaldiens, défunt, réactive l’idée de la poétique des « machines, des outils », celle du travail des bûcherons : les tronçonneuses, la hache sont à l’œuvre.

Ce qui est en jeu dans tout le recueil, c’est justement la symétrie entre l’action technique et l’entreprise poétique jusque dans la brièveté du vers :

On polissait

Des lingots

De métal

Clément Marot et d’autres poètes évoquèrent déjà des images de « travail » pour parler de leur poésie. Ainsi ce dernier n’écrit-il pas à l’adresse du Dauphin :

C’est un Clémént, un Marot, un qui rythme :

Voicy l’ouvrier, l’art, la forge, et la lime

Les machines elles-mêmes produisent du verbe poétique. Le texte Raymond-Bouton est caractérisé par un nombre très important d’onomatopées inventées et inventives, qui vont crescendo et terminent le poème sur trois vers :

Clang clang clang

Clang clang

Patabang bing beng dong.

Tout concourt en vérité à agir sur la langue tantôt ludique : Madame Fernet devait se prénommer Franca comme l’apéritif désuet, ou bien Madame Berlottier « timide et rose » portait peut-être le nom de la fleur ; tantôt archaïsante dans ses constructions comme dans Messieu William :

Les clefs de la puissante

Automobile

Par l’épouse à moi

Remises

Au fond, l’ouvrier des Pommarins va laisser la place à un virtuose libre, à celui qui maîtrise la vitesse : le cycliste, aérien dans les deux derniers poèmes :

On faisait la course

Au long

De la piste cyclable (« Place de ma mob »)

 

Je dévalais

La rue des Ruires

Pédalant De la main gauche (« Cadors »)

 

Cycliste-poète qui « sur la bicyclette jaune » triomphe enfin. D’une œuvre à l’autre, Hervé Bougel ne fait pas simplement acte de mémoire (souvent il répète qu’il ne se souvient plus), mais plus intimement encore il travaille son ouvrage et fait œuvre. A nous, par delà la voix du critique, de la lire dans le silence de la poésie.

 

Marie du Crest

 

Les deux textes sont disponibles chez l’éditeur ou sur commande en librairie. Chez le même éditeur :Cafés noirs, 2002. Petites fadaises à la fenêtre, La chambre d’échos, 2004.

Hervé Bougel est né en 1958. Il vit à Grenoble. En 1997, il devient éditeur et fonde la maison pré # carré. Il est aussi à l’origine du groupe FB, La photo qui bouge. Il est poète.

 

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A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.