Identification

Etty Hillesum, Une vie bouleversée ou l’itinéraire de la grâce ?, par Sophie Galabru

Ecrit par Sophie Galabru le 02.03.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Etty Hillesum, Une vie bouleversée ou l’itinéraire de la grâce ?, par Sophie Galabru

 

 

Parler des écrits d’Etty Hillesum – et notamment de son journal, paru sous le titre Une vie bouleversée – est une difficile entreprise, tant nous voudrions en préserver la richesse. Produire un cheminement intellectuel, psychologique et spirituel d’une telle ampleur est un exploit. Il force l’admiration quand on sait qu’il fut accompli durant l’une des plus douloureuses périodes de l’histoire. C’est cet héroïsme dont fit preuve une jeune femme juive de vingt-sept ans, de 1941 à 1943, alors qu’elle résidait à Amsterdam et souffrait moins de l’Histoire que d’elle-même. Elle traduisait alors des œuvres de Rilke et lisait beaucoup, elle savait se faire aimer des hommes mais sans jamais s’engager envers un seul. Alors qu’Etty mène une vie tranquille mais profondément mélancolique, de plus en plus assombrie par la montée du nazisme, elle ose débuter un journal où se reflète un travail méditatif et philosophique sans précédent, la conduisant à changer ses convictions, ses sentiments et ses douleurs pour rejoindre la femme qu’elle voudrait devenir.

Peu oseraient le dire, mais c’est bien là un des grands principes d’Etty Hillesum : l’extérieur n’est que le reflet de l’intérieur. Le chaos moral et historique ne pourra s’ordonner que si chacun met de l’ordre en soi. La douleur de l’âme exige pour Etty un effort de clarification, de discernement et d’organisation plus impérieux que la cruauté humaine ayant cours. Il s’agit de se comprendre pour parvenir à aimer encore la vie qui se défigure. L’humanité ne peut s’élever si nous ne percevons pas l’urgence d’agir pour nous-même. C’est ce qu’elle fera. Cet itinéraire ne saurait débuter spontanément ou plutôt, ne saurait se déclencher en toute solitude ; les miracles ont souvent des soutiens. C’est ainsi qu’en frappant un jour à la porte du cabinet d’un psychologue et chirologue allemand des plus renommés, Monsieur Julius Spier, la vie d’Etty en restera pour toujours bouleversée. Si S. – comme elle l’appelle – suscitera une passion impossible parce qu’il est fiancé et souhaite demeurer fidèle, il saura aimer et accompagner Etty dans l’apprentissage des contradictions existentielles : devenir indépendante tout en sachant accueillir les autres, travailler à s’améliorer sans néanmoins se renier, trouver Dieu sans renoncer à le chercher ou à le perdre, aimer mais savoir renoncer à ce que l’autre ne peut vous donner, comprendre qu’être au plus près de soi implique souvent de s’éloigner des autres, et qu’être près des autres doit parfois signifier le renoncement à ses désirs les plus personnels. Cet enseignement, s’il peut s’édifier théoriquement, ne pourra être compris que par son intégration au cœur de la vie pratique et affective. C’est aussi cela que notre jeune auteur perçoit avec subtilité et finesse.

Les pensées et réflexions que nous livre Etty Hillesum nous laissent donc découvrir une âme peu commune, dont la lucidité courageuse lui permet de renoncer à ses exigences ou à ses idéaux littéraires pour en passer par ce travail préparatoire à toute écriture : la recherche d’une vérité propre. Elle peut ainsi oser dire ce qui va ou ne va pas, analyser ou seulement réagir à sa vie. Différant l’idéal littéraire pour l’urgence de revenir à soi et de s’élucider sans détour, sans effets de style, sans rumination, Etty Hillesum produit des écrits simples, dépouillés et extraordinairement puissants. Tout se passe comme si, par la force de l’annihilation du moi – comme le dirait Simone Weil – la grâce pouvait survenir. Il se peut que l’intrigue pour sa propre faiblesse et le sacrifice de ses rêves offrent à notre auteur le sol fécond de sa puissance. L’élévation tant recherchée finit alors par se déployer, incidemment, dans un surcroît vraiment inattendu de forces.

 

Sophie Galabru

 

Esther « Etty » Hillesum, née le 15 janvier 1914 à Middelbourg aux Pays-Bas et décédée le 30 novembre 1943 au camp de concentration d’Auschwitz, est une jeune femme juive connue pour avoir, pendant la Seconde guerre mondiale, tenu son journal intime (1941-1942) et écrit des lettres (1942-1943) depuis le camp de transit de Westerbork. Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westebork, Editions du Seuil.

 

  • Vu: 10995

A propos du rédacteur

Sophie Galabru

Lire tous les articles de Sophie Galabru

 

Rédactrice

Sophie Galabru est agrégée et docteure en philosophie. Ses recherches portent notamment sur la phénoménologie (en particulier l’œuvre d’Emmanuel Levinas), la philosophie du temps et de la narration.