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Eloge de Leïla Menchari (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 14.05.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Eloge de Leïla Menchari (par Mustapha Saha)

 

La décoratrice Leïla Menchari s’est éteinte le 4 avril 2020, victime de la monstrueuse hécatombe. Les vitrines flamboyantes d’Hermès, œuvres d’art incomparables, l’immortalisent. L’artiste est née le 27 septembre 1927 dans une famille tunisienne émancipée, d’un père avocat francophile et d’une mère féministe pionnière. Pendant son adolescence elle rencontre, à Hammamet, Violet et Jean Henson, amateurs d’art et mécènes, qui l’invitent dans leur villa plantée d’arbres fruitiers, de plantes aromatiques, de fleurs odorantes. Elle découvre les couleurs pulsatiles, les senteurs subtiles, les émotions tactiles. Elle côtoie les prestigieux invités, Luchino Visconti, Man Ray, Jean Cocteau…

« Mon premier voyage a commencé au pied de deux escaliers de pierre. C’était un endroit extraordinaire sentant le citron et le jasmin, un jardin à la fois anarchique et construit, une jungle folle avec des paons, des daturas énormes, une longue allée et un bassin sur lequel flottaient des nénuphars bleus. Je n’avais jamais vu de fleur poussant dans l’eau. Je suis entrée dans la rareté par ce chemin-là… C’est dans ce jardin, à l’écoute de ces esthètes, que j’ai compris ce qui déterminerait ma vie, la beauté et la liberté » (Leïla Menchari).

Violet et Jean Henson, fuyant l’Europe pendant la Première guerre mondiale, tombent sous le charme du modeste port de pêcheurs de Hammamet, édifient leur maison dans le style arabo-mauresque, aménagent des jardins et des plans d’eau magnifiques, acclimatent le lotus et le jasmin persan. Pendant la Seconde guerre mondiale, ils sont arrêtés et déportés par les nazis. Ils retrouvent leur paradis tunisien jusqu’à leur mort au début des années soixante-dix. Ils reposent aujourd’hui dans le parc de leur grande demeure sous deux pierres antiques en guise de stèles. Les colonnes brisées, les chapiteaux, le pressoir d’huile romain, la roue solaire punique, reproduits dans les décors parisiens, sont autant d’éléments réels de Dar Henson dont Leïla Menchari est l’héritière. « La beauté des vitrines vient, en partie, des souvenirs ancrés au fond de moi-même » (Leïla Menchari).

La vocation d’artiste se découvre donc dans cette maison parfumée et s’épanouit dans la vie bohème de Saint-Germain-des-Prés. Son compatriote Azzedine Alaïa l’introduit dans le monde fermé de la haute couture, où elle devient mannequin vedette chez Guy Laroche. En 1961, Leïla Menchari termine ses études à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris et se présente chez Hermès, rue du Faubourg Saint-Honoré, où Annie Beaumel lui ouvre grandes les portes de la création en lui disant simplement : « Dessinez-moi vos rêves ». Elle n’a pas cessé, dès lors, de donner corps à ses songes. Cent vingt décors. Surgissent, dans l’espace réduit de la vitrine, les ruines de Carthage et les splendeurs de Byzance, la savane africaine et la jungle mexicaine, les papillons bleus et les paons blancs. « Jean-Louis Dumas, président de Hermès, me dit : “Ta vitrine est magnifique, mais il n’y a rien à vendre”. Je lui réponds : “Ce n’est pas pour vendre, c’est pour rêver” » (Leila Menchari).

En 1978, Leila Menchari prend la succession de sa pygmalionne, partie à la retraite, et devient directrice de la décoration. Elle imprime définitivement sa marque avec la grande vague sculptée en marbre de carrare et la fontaine aux dauphins de nacre, les colonnades en loupe d’orme et le salon de maharaja en argent massif, la cabane de pêcheur en racines de palétuvier et le rhinocéros blanc en polystyrène… La mode, l’artisanat, la mythologie, la légende s’entremêlent dans la féérie palpable. Chaque nouvelle devanture est un voyage onirique. Les vêtements et les accessoires s’incrustent dans les dunes de sable et les palmiers dattiers. Les cavaliers enfourchent des chevaux en crocodile rose bonbon. Les amphores antiques débordent de bijoux étrusques. Rien n’est trop beau pour ces décors éphémères. Des bois exotiques, des céramiques anciennes, des tigres et des panthères empaillées, des peaux de crocodiles, de lézards, de boas, de kangourous, d’autruches… sont importés des quatre coins de la planète. Le cuir, le verre, le bois, l’acier s’emboîtent et s’amalgament dans des compositions détonantes. La terre natale est source inépuisable d’inspiration, entre tentes sahariennes et purs-sangs arabes, tapis marocains et cuivres martelés, poteries émaillées et parures berbères, savamment amoncelés avec les foulards, les cravates, les selles, les bottes d’équitation, les cartables, les sacs à main de luxe dans des grottes de glace, des forêts tropicales, des plages sauvages, des cavernes enchanteresses.

« Quand on fait un décor, il faut qu’il y ait toujours du mystère, car le mystère est un tremplin pour le rêve. Le mystère incite à combler ce qui n’est pas révélé par l’imagination » (Leïla Menchari).

S’invitent les œuvres des amis artistes, les tableaux d’abstraction lyrique de Georges Mathieu, les opulentes peintures d’inspiration classique de Thierry Bruet, les compressions de cors de chasse de César, et aussi des fresques réalisées par des anonymes dans des pays lointains.

Son ami Michel Tournier la surnomme la Reine Mage. Se subliment les matières qu’elle manie avec science et délicatesse, l’or et sa rutilance, l’encens, la myrrhe et leurs flagrances, le cuir, la soie, le cachemire et leur magnificence.

« L’art de Leïla Menchari transpose de la profusion des objets exposés cette chaleureuse cohue du souk. Il y a de la générosité dans des ensembles d’une élégance pourtant raffinée » (Michel Tournier). Leïla Menchari explique sa démarche artistique : « J’ai toujours voulu que mes créations soient authentiques et sincères. Il m’arrive d’être surréaliste, mais toujours avec des choses vraies que les gens reconnaissent, des choses insolites, surprenantes, inattendues, mais parlantes ».

Les scénographies de Leila Menchari accrochent le regard du passant parce qu’elles fusionnent le réel et l’irréel, le factuel et le virtuel, l’ordinaire et l’extraordinaire. Le spectateur s’attarde, s’absente à moi-même, plonge dans une rêverie sans fin.

« Soudain une image se met au centre de son être imaginant. Elle le retient, elle le fixe… Il est conquis par un objet du monde, un objet qui, à lui seul, représente le monde… Son être est à la fois être de l’image et être d’adhésion à l’image qui étonne… Tous les objets du monde ne sont pas disponibles pour des rêveries poétiques. Mais une fois qu’un poète a choisi son objet, l’objet lui-même change d’être. Il est promu au statut de poétique. Quelle joie, alors, de prendre le poète au mot, de rêver avec lui, de croire ce qu’il dit, de vivre dans le monde qu’il nous offre en mettant le monde sous le signe de l’objet, d’un fruit du monde, d’une fleur du monde ! » (Gaston Bachelard, La poétique de la rêverie, éditions Presses Universitaires de France, 1960).

 

Mustapha Saha

 

Bibliographie

Michèle Gazier : Les Vitrines Hermès, Contes nomades de Leïla Menchari, L’Imprimerie Nationale, 1999 ; Leïla Menchari, la Reine Mage, préface Michel Tournier, Actes Sud, 2017.

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A propos du rédacteur

Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.