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De plus en plumes (2) - Prises de bec, par Joëlle Petillot

Ecrit par Joelle Petillot 08.04.16 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

De plus en plumes (2) - Prises de bec, par Joëlle Petillot

 

Le docteur Brillet traversa le couloir de son service comme il traversait la vie : encombré d'hommages. Sa panoplie naturelle de baroudeur cheveux-gris-œil-vert-jade induisait chez le personnel féminin un frisson dont il se foutait, conscient de son homosexualité depuis l'âge de 15 ans.
Pour l'heure, il rassemblait son maigre courage pour entrer dans la chambre numéro vingt-quatre.
Il y resta peu de temps car les échanges avec la patiente s'avéraient problématiques : à quatre-vingt-sept ans allégés d'une mémoire intermittente, Elodie Parenty persistait à se souvenir avec acuité qu'elle haïssait le praticien. Aussi à l’heure de la visite désignait-elle la porte d'une royale main en mâchonnant "Je me porte très bien", et ne l'appelait jamais que "la libellule" : non pour ses préférences, par ailleurs insoupçonnées, mais à cause des pans de sa blouse trop grande qui ballotaient sur ses flancs, lui conférant ainsi des airs aquatiques.
Une infirmière résignée suivit de peu l'homme de l'art après un entretien très court ("J'ai  la patate, dégage") et entama la conversation d'une voix machinale. 

- Bien dormi ? 
- Kessapeu te foutre ? 
La femme, quarantaine vaillante en ayant vu bien d'autres, lui entoura le bras de ce truc à bruit qui faisait scrchchchch, soi-disant pour lui prendre sa tension. Garce. 
- Encore eu ces rêves imbéciles. Vous serrez trop fort, Juliette !
- Julienne, rectifia l'infirmière sans frémir.
- Julienne ? Un prénom pour la soupe. Vous rêvez souvent ?
- Kessapeu vous foutre ? 
L’infirmière avait souri en imitant l’intonation à merveille. Elodie sourit de concert. 
- Tu me plais, ma gosse. Tu rêves d'oiseau, des fois ?  Parce que moi...
- Je rêve de rosiers, de pont, de ceinture de chasteté et d'ouvre-boite. Cela vous convient-il ? 
Soudain, les vitres éclatèrent en mille bruits heurtés.  Julienne les vit par la fenêtre, s'écrabouiller comme des fruits  murs. Elle pensa stupidement au noyer de son enfance, au bruit des noix dans le panier. Elle eut le temps de voir que ces oiseaux dégringolés en pluie (mais de quel ciel ?)  lui étaient tout-à-fait inconnus. 
- ... Nous faudrait un ornithorynque, murmura Elodie. 
- ... ornithologue, reprit Julienne en s'éloignant, son travail terminé.
- N'empêche, continua Elodie, n'empêche. Il en pleut. Exactement comme dans mon rêve.

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Perplexe. Quel autre mot ?
Louis Tournemine tenait au creux de sa main un oiseau pas plus gros qu'une mésange, mais la ressemblance s'arrêtait là.
La bouche encore tapissée d'un velours de citron à faire craquer les anges, il contemplait la petite créature : elle gisait sur le dos dans le lit de sa paume, le bec entrouvert, l'œil minuscule,  noir, ouvert et... Louis étouffa un cri, incapable de bouger. 
Celui-ci vivait encore un peu. Palpitant dans sa main, il entrouvrit plus grand le bec puis la vibration cessa.  Louis, stupide, gardait dedans sa paume cette chose inerte sans oser la jeter.  Un tapis de ses semblables recouvrait les pavés autour de la maison.
La Dame aux confitures se nommait Lise, mais jamais Louis Tournemine, tétanisé de respect, n'eût osé l'appeler autrement que Madame. On a son éducation, et la reconnaissance des papilles aidant, il souhaitait cultiver à mort la relation comme on entretient un jardin. Lise, donc, s'approcha à pas timides, et regarda par-dessus l'épaule de Louis. A la vue de l'oiseau défuncté dont les plumes ondulaient un peu sous la brise,  elle eut une remarque qu'il jugea étrange, après coup : 
- Celui-là me dérange plus que les autres.

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Un oiseau qui choit doit avoir le réflexe de voler, et ceux-là, pourtant pas bien gros, dégringolaient comme des enclumes sans esquisser un battement d'aile.
Morts donc. Mélanie, lettre de rupture en main, s'était blottie sur son canapé au point de risquer de passer au travers. Qu'est-ce que c'était que ce truc ? 
Attirée par le bruit d'averse percussive, elle avait étouffé un cri, en voyant que la pluie n'avait rien à voir avec... Avec...  
Ensuite, consciente de sa solitude, elle s'était mise à hurler. 
Noyée dans une bouillie de panique, elle réalisa soudain qu'un réflexe atavique lui avait fait prononcer un nom dans sa détresse, et que ce nom était celui d'Albert.
Elle venait de congédier un homme avec qui elle ne vivait pas parce qu'elle en voulait un autre auquel elle n'avait jamais adressé la parole, et il pleuvait des oiseaux morts. 
La vie, parfois,  réserve des surprises.

 

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Joëlle Petillot

 

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A propos du rédacteur

Joelle Petillot

 

Née le 1er Octobre 1956.

Dernière de quatre, famille d’artistes.

Deux romans publiés aux éditions Chemins de tr@verses :

La belle ogresse

La Reine Monstre

Un recueil de nouvelles : le hasard des rencontres.

Blogs :

La nuit en couleurs sur Overblog.

Wizzz Télérama, sous le nom de Boudune.