De plus en plumes - 4 - Va la voir, par Joëlle Petillot
Rien.
Elle scrutait pourtant à s'en fêler les paupières.
Gazon vert d'insolence, hortensias couleur bronze parce que défleuris, bouleau perdant ses feuilles. L'innocence même. Pas l'ombre d'un piaf, pas une tache, pas un petit cadavre couché sur son lit d'herbe ; ni bec entr'ouvert ni pattes raidies. Aliénor, née pragmatique, ne se pinça pas pour vérifier si elle rêvait. La réponse était non, elle le savait et se demanda si ce n'était pas le pire. Fichée sur son perron, gants enfilés, seau dans une main et pelle dans l'autre, elle regardait le jardin vide de plumes en se disant que les psychiatres, à l'instar des plombiers, ne se trouvaient jamais là quand on avait besoin d'eux. Faut dire, songea-t-elle, démarrer une thérapie à soixante-dix ans...
L'angoisse aidant elle associa au mot "thérapie" un bas-armagnac qui gisait avec obligeance dans le buffet de sa mère. Non pas qu'elle s'adonnât d'ordinaire à la boisson; ça se partage, et des amis morts à ceux avec qui elle s'était brouillée, pas vraiment de bousculade pour trinquer. Sans psychiatre sous la main, elle sentait l'impérieuse nécessité d'un remontant. Elle laissa son fourbi dehors et regagna la maison. Pour la première fois depuis bien longtemps, l'idée de son salon lui parut étrangement douillette.
Mais cela ne dura pas.
Toujours posé sur le dossier du fauteuil, la tête d'épingle de son œil brillant d'insolence, l'oiseau semblait l'attendre avec une patience toute humaine. Aliénor ignora sa peur parce qu'il avait une expression qui ne lui plaisait pas. Un air... mal élevé. Oui, le genre d'un qui vous rote à la gueule... or UNE chose au monde (une seule, ah bon ?) s'avérait intolérable à ses yeux : le manque de respectsaleté de bestiole tu tiens dans ma main fermée et si je te choppe petit-salopard-de-mes-deux tu vas crever d'une agonie bien lente pendant que je n'arrêterai pas une seconde de sourire sans desserrer la main.
Va la voir.
Bon dieu, qu'est-ce que c'était que ça ?
Les mots rebondissaient dans sa cage thoracique, ses pieds... Cette voix... Celle d'un gosse enrhumé. Tremblotante, haut perchée. Pénible.
Aliénor ne bougeait plus. Elle sentit les larmes lui couler le long du nez. A quand remontaient ses derniers pleurs ?
Depuis petite ; entre nous : un bail. Si loin que ça, l'enfance ? J'ai rien vu passer...
Va la voir
Assez, murmura-t-elle. D'un coup la colère reflua, avalée à bouchées ricanantes par une terreur sans nom. Elle dut prendre appui sur la poignée de sa porte pour ne pas couler. Mais elle alla quand même dans la pièce voisine: celle du buffet.
Dès qu'elle fut capable d'évaluer un peu mieux la situation, (après une lampée de bas-armagnac) Aliénor dut reconnaître que la trouille lui avait coupé les jambes pour deux raisons:
a) recevoir des leçons de morale d'une chiure de mouche emplumée posée sur un fauteuil n'entrait pas dans un schéma de réalité qu'on puisse qualifier d'usuel.
b) aller la voir... Comment une voix de castré asthmatique peut-elle faire autorité ?
Remontée par l'alcool et bien décidée à affronter l'ennemi, elle pénétra dans le salon d'un pas de fantassin, mais stoppa net en poussant un petit cri.
L'oiseau n'était plus là.
A sa place, une plume jaune rayée de brun griffait le dossier en tache surréaliste, un peu comme une signature.
Recroquevillée sur son canapé, Mélanie prenait lentement conscience qu'elle ne pouvait pas y rester jusqu'à mourir. Tôt ou tard, elle devrait bouger, se dégourdir les jambes, se nourrir, bref, vaquer à des occupations de vivante normale. Une question s'imposait toutefois : était-elle réellement une vivante normale ? Elle réalisa que pour s'en assurer il lui fallait regarder dehors, et réprima une nausée. La ville devait être secouée, les gens vissés à leur portable en hoquetant pour appeler le voisin, les parents, la terre entière. Ils devaient tous crever de peur.
Elle entendait dehors un grondement feutré montant du ventre de la ville, comme un ronron d'énorme chat. Elle se redressa jusqu'à s'asseoir, pieds posés à terre quand l'instant précédent sa posture aux limites du fœtal lui aurait permis de se gratter le nez avec. Quelque chose n'allait pas. Dans le bruit, justement.
Ces éclats de voix, ces coups de frein, ces démarrages en trombe, ces bouts de conversation...Une atmosphère de fin du monde aurait dû retourner la rue comme un gant, et quoi ? Un vague brouhaha comme tous les jours à la même heure, sans plus ? A évènement exceptionnel, réaction atone ? Le gros chat de la ville venait de voir passer une souris en jogging montée sur roller, et se rendormait comme un con ?
Il fallait savoir : un regard suffit à l'édifier. Dehors, la foule ondulante d'activité humaine foulait aux pieds un bitume consternant de banalité, car sans cadavres aucuns va chercher le cahier. Et Mélanie, incapable même de stupeur désormais, obéit.
Elle obéit à cette voix grêle d'enfant et ouvrit le tiroir. Le cahier de sa mère l'attendait depuis sa disparition. Elle se rassit sur le canapé, les jambes repliées, comme quand elle lisait toute enfant. Elle sentit de nouveau la peur, mais une peur différente, pire peut-être: celle qu'on éprouve en entrant dans l'intimité de quelqu'un su par cœur, morte dix ans plus tôt. Ouvrir ce cahier, c'était frapper à la porte, savoir que celle qui ouvrirait lui serait inconnue.
Dix ans d'évitement pour le faire comme si cela allait de soi, maintenant.
Pourquoi maintenant ? Et à la demande de qui ?
En bon soldat elle essaya de ne pas trembler. Elle ouvrit le cahier mon Dieu son écriture, c'est comme si j'entendais ta voix, maman, blessure/joie/douleur en même temps, quelque chose tomba sur le sol, qu'elle prit tout d'abord pour une fleur séchée. Elle ramassa machinalement, sans quitter des yeux la première phrase :
Quand ton papa nous a abandonnées, j'ai bien failli faire pareil avec toi, mais tu étais trop petite, et je t'aimais.
C'est en calant l'objet sur la couverture du cahier qu'elle vit vraiment ce que c'était : une plume jaune, rayée de brun. Elle la saisit de nouveau, la cala au creux de sa main pour bien la regarder lis jusqu'au bout.
Alors Mélanie s'installa le plus confortablement qu'elle put, avide désormais du passé de sa mère, libérée de ses terreur, ne comprenant rien à tout ça, mais prête, enfin. Bientôt, le ronron du chat géant s'éloigna en douceur, la pénombre gagna l'espace, et quiconque entré alors dans ce salon tranquille n'aurait vu qu'une femme encore assez jolie tourner les pages d'un cahier usé, des larmes plein les yeux, mais de celles qui n'empêchent pas le sourire. Elle ne saurait jamais à qui ou quoi elle devait cet acte de courage, et la chose possédait incontestablement une voix ridicule. Mais sa mère lui parlait et pourquoi avait-elle attendu si longtemps ?
Difficile, voilà pourquoi.
Mais c'était aussi amer et doux, comme une renaissance.
Joëlle Petillot
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