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Ayn Rand (par Mélanie Talcott)

Ecrit par Mélanie Talcott le 20.08.21 dans La Une CED, Les Chroniques

Ayn Rand (par Mélanie Talcott)

 

Lire Ayn Rand, c’est pénétrer dans un ghetto intellectuel, un univers sulfureux, compliqué, fascinant, touffu, contradictoire et ambigu. La lecture de La Source Vive, de La Grève et de La vertu d’égoïsme, deux romans-plaidoyers, le premier écrit en 1943 et le second en 1957, et le dernier, une compilation d’articles publiés entre 1961 et 1964, n’est pas aisée, tant se mêle à l’intrigue une harangue apolégétique, parfois confuse, voire indigeste et souvent réitérative, des convictions de l’auteure. L’exercice ressemble à détricoter un pull sans jamais tirer un fil unique, d’autant plus qu’étant riches en digressions, il faut les lire et les relire pour s’imprégner du message d’Ayn Rand.

Pour saisir sa pensée, il faut d’abord la jalonner de quelques faits. Ayn Rand est née Alissa Zinovievna Rosenbaum, à Saint-Pétersbourg en 1905, au sein d’une famille de la petite bourgeoisie juive. Son père était propriétaire d’une pharmacie, et sa mère, femme au foyer, en charge de l’éducation de ses trois filles. Alissa avait douze ans lorsqu’en pleine première guerre mondiale, la Révolution Russe de 1917 renversa le tsar et le remplaça par le gouvernement provisoire d’Aleksander Kerenski, un régime parlementaire qui accorda l’égalité politique et juridique aux Juifs.

L’embellie dura quelques mois au terme desquels les Bolcheviks entreprirent brutalement leur croisade communiste, en « expropriant manu militari les expropriateurs » afin de redistribuer leurs biens aux prolétaires. De nombreux commerces, usines, banques et bureaux furent fermés et leurs propriétaires chassés. Alissa les vit débarquer fusils levés dans la pharmacie paternelle, scène qui la traumatisa à vie et explique la genèse de sa détestation du collectivisme. Son père au chômage, du jour au lendemain la famille Rosenbaum partagea le sort de milliers d’autres Russes contraints à la survie, d’autant plus que les anciens roubles ne valaient plus rien et que l’inflation de la monnaie bolchevique galopait bon train. Sa mère, devenue traductrice dans l’administration naissante de l’état soviétique, assura la survie de la famille.

En 1921, la jeune Alissa fut admise à l’Université d’État de Petrograd. Durant trois ans, outre la propagande officielle, elle étudia l’histoire ancienne, médiévale, occidentale et russe ; la philologie, l’anthropologie, la psychologie, le français, la biologie, l’économie politique, la logique et la philosophie. Au terme de sa troisième année, elle fut exclue de l’université avec quatre mille autres étudiants et professeurs, dont beaucoup moururent au goulag, pour être soit des « éléments socialement indésirables », parce que issus des classes moyennes, soit de bien piètres parangons de la doxa officielle. A la demande de scientifiques occidentaux en visite en Russie, elle fut réintégrée et obtint son diplôme en pédagogie sociale, avant d’intégrer à dix-neuf ans une école d’arts cinématographiques fondée par Lénine pour les besoins de sa propagande. Elle y apprit l’art et la manière d’écrire un scénario et en 1926, après avoir obtenu l’autorisation officielle de l’Etat Soviétique au prétexte de perfectionner sa formation, elle débarqua aux Etats-Unis. Bien décidée à ne pas retourner en URSS, elle changea de nom pour déjouer les services d’immigration américains. Alissa devint Ayn Rand. Une nouvelle vie commença. Elle vécut plus ou moins bien de son travail de correctrice de scénarios écrits par d’autres, se maria en 1927 avec Frank O’connor, acteur, réalisateur, scénariste et producteur américain, et obtint ainsi la nationalité américaine.

Sa carrière d’écrivain débuta en 1943 avec La Source Vive, qu’elle rédigea de 1938 à 1942, boostée par les amphétamines dont elle fut addicte durant toute sa vie. Non seulement, ce roman contient en filigrane les avatars archétypaux des protagonistes que l’on retrouvera quelques années plus tard dans La Grève, dont onze millions d’exemplaires ont été vendus à ce jour dans le monde, et qui dit-on, devint et est encore après la Bible le livre de chevet de bien des puissants de ce monde, convertissant Ayn Rand en une espèce d’Elvis Presley de la littérature messianique, mais il annonce aussi tous les thèmes qu’elle y abordera et reprendra d’une manière plus prosaïque dans son essai, intitulé La Vertu d’égoïsme : l’individualisme en contrepoint du collectivisme, l’égoïsme vertueux en contrepoint de l’altruisme borné, sacrificiel et moutonnier, la compétitivité et le mérite en contrepoint de l’incompétence crasse des « prédateurs » et « pillards » qui au nom de la « défense du bien commun » exploitent à leur profit les idées, et surtout les inventions et les réalisations des créateurs géniaux, piliers de l’économie florissante d’un pays.

 

L’intrigue

La Grève s’ouvre sur un motto qui, tel un fil d’Ariane, conduit tout le récit : qui est John Galt ? Ce fichu John Galt, héros-gourou, dont l’absence fantasmatique – Existe-t-il ? Est-il mort ? Est-ce un mythe ? – est évoquée tantôt avec crainte et scepticisme par les uns, tantôt avec une jubilation exacerbée comme symbole de délivrance et de rébellion, par les autres. Avatar de Howard Roark, architecte génial de La Source Vive, John Galt semble incarner et porter, tel Atlas (le titre en anglais est Atlas Shrugged : Atlas haussa les épaules), la promesse d’un monde peuplé d’êtres humains éveillés et autonomes. Promesse fantasmatique car la réalité est tout autre. La liberté d’entreprendre étant de plus en plus mise à mal par l’Etat, corrompu et inefficace, de plus en plus réglementé et collectivisé, les principaux acteurs de l’économie, chefs d’entreprises intègres, scientifiques indépendants, artistes, travailleurs consciencieux, se mettent en grève, avant de disparaître l’un après l’autre, entraînés par le mystérieux John Galt, ingénieur génial, qui, on l’apprend à la fin de ce pavé de 1300 pages, a créé dans les montagnes du Colorado une espèce de village d’Astérix pour toutes ces personnes en rupture de ban. Leur devise commune : « Je jure sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle de ne jamais vivre pour les autres, ni demander aux autres de vivre pour moi ». Et le dollar…

Deux irréductibles résisteront longtemps à les rejoindre. Il s’agit d’une part de Dagny Taggart, la femme qui dirige, avec rigueur et passion, l’entreprise familiale de chemins de fer. S’approvisionner en rails de bonne qualité est une nécessité incontournable. Elle va s’adresser à la Readen Metal dont le dirigeant, un homme impénétrable et travailleur infatigable, vient de mettre au point un nouvel acier, plus léger et plus résistant. Dès lors, ils vont s’affronter ensemble à une pléthore de personnages, dont au premier chef, les gouvernants et autres professionnels du trafic d’influence, ne désirant qu’une seule chose : mettre la main sur cette invention et les dividendes qu’elle suppose. Les autres, souvent des industriels médiocres et jaloux, dont Jim, le frère de Dagny Taggart, un type veule et incompétent, participeront de près ou de loin à cette curée programmée. Dagny et Hank deviendront amants, une relation émotionnellement quelque peu sadomasochiste (comme entre Dominique Francon et Howard Roark dans La Source Vive), mais sexuellement jubilatoire. Hank n’est pas le premier ni le dernier amant de Dagny. Avant lui, il y a eu Francisco d’Anconia, son ami d’enfance et richissime magnat du cuivre par héritage, personnage attachant et mystérieux, et après Hank, il y aura John Galt. La somme de tous les autres. L’homme parfait.

Dagny et Hank déclineront les nombreuses sollicitations de John Galt, avant d’accepter enfin son invitation, après avoir écouté son long discours radiophonique (50 pages et comparable à celui de Howard Roark lors de son procès dans La Source Vive), où il énumère toutes les perversions morales qui gangrènent l’Etat, lui enjoignant de se retirer, condition sine qua non de « leur retour au monde ».

 

Le message

La Grève est un réquisitoire en faveur du libéralisme politique et économique contre la tyrannie intrusive d’un étatisme capitalistique médiocre – qui n’est pas sans rappeler notre système capitaliste contemporain – où politiques et fonctionnaires, du bas en haut de la hiérarchie, syndicats, lobbies affairistes et spéculateurs de tout poil, cherchent à protéger leurs acquis, leurs carrières et leurs culs, et à « s’enrichir sur le dos des autres », en fomentant des petits arrangements entre amis, sans oublier l’apathie jalouse et envieuse de la majorité populacière qui pense peu et dont l’opinion n’est que l’écho de celle que le pouvoir et les médias leur refourguent. Cette majorité silencieuse et laborieuse, sans qui cependant l’économie resterait lettre morte, attend de l’Etat, assistanat et faveurs. Via ses porte-parole fort bien intégrés au système qu’elle rejette et critique, elle brandit la lutte contre les inégalités, avec à la clef l’altruisme tous azimuts, comme un leitmotiv rédempteur qui ressemble furieusement – rappelons ici que ce livre fut publié en 1957 – à l’auberge espagnole de l’islamo-gauchisme et aux revendications du wokisme et de la cancel-culture.

Pour Ayn Rand, l’individu est la minorité la plus importante sur cette terre. Point de vue que je partage. Découvrir quelle est notre nature, en cultivant positivement notre auto-estime, notre entendement, notre volonté et notre intention à avoir un but car ne pas en avoir est « immoral », être seul maître de notre vie sans autoriser l’intrusion de toutes ces agences intérimaires qui nous sont imposées comme autant de coaching collectifs nous intimant quoi penser, quoi ou qui croire, et que faire, est le seul devoir que l’on doit se reconnaître. Nous incombe la tâche extraordinaire et difficile, mais ô combien gratifiante et puissante, de mettre en place tout ce qui nous permet d’Etre. Un combat sourd et constant contre la société consumériste prédatrice, avec en corollaire l’analyse de tout ce qui détruit notre liberté. Pas les petites avec des L minuscules que l’on nous jette comme des miettes pour nous faire taire, non la grande, qui ne se monnaie pas, avec personne. Celle-là avec un L majuscule. Cet idéal du moi peut se résumer ainsi : ne compter que sur soi, être indépendant, n’obéir qu’à la raison, être toujours en mouvement, avoir une vision du futur, ne jamais baisser la garde et enfin, assumer ses responsabilités et la conséquence de ses actes.

Comme l’explique John Galt dans son long discours fleuve à la radio : « Ma morale, fondée sur la raison, tient en une proposition : l’existence existe et il n’y a pas d’autre choix que de vivre. Tout le reste en découle. Pour vivre, l’homme doit privilégier trois valeurs essentielles : la raison, l’intentionnalité, l’estime de soi. La raison, en tant qu’unique outil de connaissance ; l’intentionnalité, en tant que choix du bonheur rendu accessible par cet outil ; l’estime de soi, en tant que certitude inébranlable que son esprit est capable de penser et que lui-même est digne d’être heureux, autrement dit de vivre. Ces trois valeurs commandent toutes les autres vertus humaines, qui sont elles-mêmes liées à l’existence et à la conscience, notamment la rationalité, l’indépendance, l’intégrité, l’honnêteté, la justice, la productivité, la fierté ». Valeurs essentielles somme toute très proches du soufisme, celui dégagé de toute conception religieuse et autres boboïsations, et de l’acratie.

Suivant cette éthique randienne, « Il ne peut y avoir de conflits d’intérêts entre des hommes qui ne désirent pas ce qu’ils ne méritent pas, qui ne font, ni n’acceptent de sacrifices et qui traitent les uns avec les autres sur la base d’un échange librement consenti, donnant valeur pour valeur » (La Vertu d’égoïsme). Par ailleurs, l’auto-immolation, cet altruisme sacrificiel, « cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres et qu’il place les autres au-dessus de lui-même », ce « masochisme comme idéal moral » est à fuir, car pernicieux et destructeur. « Après s’être entendu répéter pendant des siècles que l’altruisme est l’idéal le plus noble, les hommes en sont arrivés à se chercher dans les autres et à vivre de seconde main. Et cela a ouvert la voie à toutes les horreurs possibles. Cela a conduit à cette trahison de soi-même qu’aucun homme réellement égoïste ne peut concevoir. Et pour guérir une humanité qui est en train de périr par manque de personnalité, on cherche à détruire plus encore le moi chez l’homme » (La Source Vive). Heureusement ou malheureusement, comme le remarque Cherryl, une petite vendeuse que Jim Taggart a justement épousée par altruisme hypocrite : « Les pauvres ont rarement la fibre humanitaire. Il faut être né riche pour comprendre les subtilités de l’altruisme ».

L’altruisme, une actualité de notre époque covidienne ! Faut-il rappeler qu’en décembre dernier, Jean Castex a déclaré que « se faire vacciner contre la Covid 19 est un acte altruiste ». Pour Jacques Attali, la pandémie nous montre « la nécessité d’une autre forme de société fondée sur l’altruisme. La société de demain doit changer la légitimité de son autorité, qui ne devra plus être le religieux, la force, la seule raison ou l’argent, mais l’empathie, l’altruisme, qui sont de vrais critères d’autorité ». Protéger les autres – en particulier les personnes les plus fragiles, ou vulnérables, ce terme s’étant substitué à celui de vieux – et se protéger soi, est devenu le slogan assurance-tous-risques de Macron et de son gouvernement, qui ne manque aucune occasion pour nous appeler à la responsabilité individuelle et à l’altruisme rationnel. Ce n’est plus « aimons-nous les uns les autres, mais protégeons-nous les uns les autres ». Un slogan qui se tape également l’incruste dans les coulisses de ce nouveau monde de la cancel culture.

Pour en revenir à Ayn Rand, dans sa société objectiviste, dite libertarienne, où l’accomplissement de soi est l’aboutissement noble de la vie, il ne faut pas pour autant négliger un élément d’importance : l’accomplissement productif, via une activité professionnelle à la hauteur de ses compétences, et ce d’autant plus que l’argent est la seule racine du bien, une vertu cardinale de la société randienne. Le brillant discours de Francisco d’Anconia sur l’argent (La Grève) est une véritable diatribe contre l’amoralité du capitalisme, globalisé ou non, et un hymne pour l’être lucide qui comprend au-delà de sa valeur matérielle le sens philosophique de l’argent.

« Quand il n’est pas encore détourné ou pillé, l’argent est le fruit des efforts de tout homme honnête, chacun dans la limite de ses capacités. L’homme honnête sait qu’il ne peut pas consommer plus qu’il n’a produit. Mais l’argent n’est qu’un instrument. Il vous mènera où vous voulez si c’est vous qui conduisez. Il ne prendra pas votre place. L’argent vous donnera les moyens de satisfaire vos désirs, mais il ne fera pas naître ces désirs. L’argent est un aiguillon pour ceux qui s’attachent à inverser le principe de causalité ; pour ceux qui préfèrent, au lieu d’exercer leur intelligence, s’approprier les produits de l’intelligence d’autrui… […] Permettez-moi de vous donner une petite idée de la race humaine : celui qui méprise l’argent l’a mal acquis ; celui qui le respecte l’a gagné… […] Fuyez comme la peste celui qui dit que l’argent est le mal absolu. Cette phrase doit vous alerter : le pillard n’est pas loin. Tant qu’il y aura des hommes sur cette terre, on aura besoin d’une monnaie d’échange : si on renonce à l’argent, les armes le remplaceront… […] Alors vous assisterez à la montée en puissance de ces hommes qui jouent double jeu – ces êtres qui ne vivent que par la force brutale, tout en comptant sur ceux qui produisent et échangent pour créer les richesses qu’ils vont piller. Ces gens sont les autostoppeurs de la vertu. Dans une société régie par un code moral, ce sont des criminels, et les lois ont été faites pour vous en protéger. Mais lorsque, dans une société où crime et prédation sont institutionnalisés, les hommes utilisent la force pour s’approprier la fortune des victimes sans défense, alors l’argent devient l’instrument de la revanche de ceux qui l’ont produit… […] Voulez-vous savoir si ce jour est proche ? Regardez de quelle façon l’argent est employé aujourd’hui. L’argent est le baromètre de la morale d’une société. Quand la contrainte, et non le consentement mutuel, préside aux échanges commerciaux ; quand il vous faut la permission de ceux qui ne produisent rien pour produire ; quand l’argent revient à ceux qui échangent des faveurs et non des biens ; quand des hommes gagnent davantage avec des pots-de-vin et des intrigues qu’avec leur travail et que vos lois ne vous protègent plus contre eux mais les protègent contre vous ; quand la corruption est récompensée et que l’honnêteté devient de l’abnégation… alors, vous pouvez vous dire que les jours de votre société sont comptés… […] Tant que vous ne comprendrez pas que l’argent est fondamentalement bon, vous vous condamnerez à plus ou moins long terme. Quand l’argent cesse d’être l’instrument du commerce entre les hommes, ils s’instrumentalisent les uns les autres. Le sang, le fouet, les armes – ou le dollar. Faites votre choix, il n’y en a pas d’autre. Avant qu’il ne soit trop tard ».

Une fois décortiqués et assimilés ces concepts, dont la pérennité repose sur l’Homme Eveillé, quel est alors le rôle de l’Etat ? A cette question que chacun devrait se poser : quelle est ta nature ? l’Etat récipiendaire des droits du collectif, gestionnaire de ses devoirs et exploiteur éhonté de ses esprits indépendants et créatifs, ne peut répondre qu’en se positionnant comme le pire ennemi de l’individu. Pour Ayn Rand, il devrait se limiter à trois prestations de service : la justice, la police, et l’armée, d’autant plus que cette société randienne idéale et utopique, fondée sur un égoïsme rationnel, ne peut-être que fraternelle et pacifique. Ce qui en soi dans l’absolu n’est pas faux. Le fait de comprendre que la seule voie possible pour son épanouissement est de vivre selon sa nature fait de chaque individu une personne intègre et noble. Jusque-là rien à redire. Malheureusement, l’être humain étant un geyser de contradictions, nécessité est faite d’avoir un Etat répressif pour contrôler l’ensemble des humains jaloux et envieux, lâches et fourbes qui sont opposés – dont l’Etat lui-même en tant qu’entité – à ce qu’une minorité vive comme elle l’entend. En conséquence, l’Etat lui-même édictera des lois génocidaires pour se protéger de ces derniers. Y échapper est-il possible ?

En aparté, on peut légitimement se poser la question quand on sait que Ayn Rand qui n’avait jamais remis les pieds en Russie depuis 1926 n’a pourtant pas hésité à participer, en étroite collaboration avec le FBI, à la chasse aux sorcières du maccarthysme et dénoncer allègrement l’influence des scénaristes et réalisateurs soupçonnés d’être des Rouges dans son pays d’adoption. En 1948, elle publia même un guide destiné à censer aider les cinéastes à lutter contre l’influence des communistes à Hollywood. On a beau se replacer dans le contexte, c’est un peu gênant aux entournures de constater qu’elle a agi avec ses collègues de la même façon que les Bolcheviks avec sa famille.

 

Plusieurs remarques en conclusion de cette lecture :

– Il est à noter que hommes et femmes, plus rares, qui sont les protagonistes principaux de La Source Vive et de La Grève, ont tous une forte personnalité et un physique exceptionnel. Les personnages masculins, quand ils n’ont pas cette élégance magnétique et naturelle qui capte tous les regards comme d’Anconia, ont tous du charisme et un regard qui tue. Les femmes, Dominique Francon (La Source Vive) et Dagny Taggart (La Grève) sont des canons ambulants : un corps parfait, une beauté androgyne, glacée et glaçante, de la classe, une intelligence nettement au-dessus de la moyenne, des dominantes qui aiment à faire croire à leurs compagnons que ce sont eux qui le sont. Et chacun et chacune sont des créateurs innovants et des as dans leur domaine. Bref, Ayn Rand – acte conscient de classe ? – les différencie nettement au-dessus de la masse bêlante et chiffe molle, qui, riche ou pauvre, affiche une veulerie autant physique que morale. Un poncif randien parmi d’autres !

– Se pose également la question de savoir pour qui Ayn Rand a écrit La Grève. Elle ne pouvait ignorer que ses livres ne seraient pas lus par Monsieur et Madame Cabas de poireaux. Ils constituent pourtant l’humus du capitalisme, qu’il soit abject ou moral et bienveillant comme elle le prône. Elle ne pouvait ignorer que pour une très grande majorité du peuple, son message, aussi percutant soit-il, resterait lettre morte. En conséquence, avant même d’écrire la première ligne, elle avait déjà choisi son lectorat : l’élite, composée de politiques, d’hommes d’affaires, d’intellectuels, de scientifiques, d’artistes, etc. Cette élite minoritaire qui a le pouvoir avec un P majuscule, pense la société et décide pour elle.  Pour cette élite de l’ombre, la créativité ne peut et ne doit pas s’exprimer sans contrôle, pas plus que la nature de chaque individu, car son intérêt est que l’humain soit et reste un produit. Cela aussi, Ayn Rand ne pouvait l’ignorer. Elle fut et est encore une influenceuse consentante. Egoïsme vertueux ou désir d’être John Galt ?

Vu sous cet angle, La Grève perd de son charme et de son allant ! La psychologie des peuples y est si finement étudiée, les intellectuels de tous bords si bien campés dans leur idéologie et leurs idées girouettes, le politique si magistralement décrit dans son opportunisme à vingt-cinq vitesses, les femmes si bien dénudées dans leur calcul vis-à-vis de la gente masculine, et cette dernière si bien costumée de pleutrerie et de faiblesse, que cet ouvrage en devient contre-productif. De fait, il constitue en lui-même un véritable bréviaire pour mieux appréhender comment circonvenir et manipuler les masses, d’autant plus qu’en général, elles brillent par leur apathie et leur capacité à la soumission. La plupart des individus n’ayant aucune intention de partir à la rencontre de sa nature, elle fabriquera toujours par son j’m’en foutisme, son ignorance entretenue, des bâtons pour se faire battre. Ces mêmes individus qui plongent les mains dans le cambouis et qui votent pour cette élite, qui, elle, fait bosser les autres et se contente de penser pour eux, la laissent agir, voire se déliter, comme bon lui semble, jusqu’au moment où chauffée à blanc par le mécontentement, ils ressortent la guillotine.

Peut-être cela éclaire-t-il sous un autre jour pourquoi de Ronald Reagan en passant par Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia, Alan Greenspan, ancien président de la Réserve Fédérale, les fondus de la Silicone Valley, Donald Trump jusqu’à Andreï Ivanov, économiste et ex-conseiller de Poutine, sont des fans d’Ayn Rand.

Un an et demi de Covid en est la preuve éclatante. Le merdier social et économique, le délitement de la démocratie et le sentiment de déréliction éprouvé par beaucoup professionnellement et individuellement, le repli communautariste, la destruction des idoles de l’ancien monde, que Ayn Rand décrit dans La Grève, nous y sommes ! Et que fait l’élite ? Rien. Pas de vision à long terme. Elle ne songe qu’à sa réélection et à la nouvelle distribution des cartes. Et le peuple, lui ? Rien non plus… Neurones en berne et culs en goguette. Retrouver la vie d’avant qui ne sera jamais plus. L’éveil souhaité par Ayn Rand, un échec cuisant ! Faire la fête, retourner en terrasse et au restaurant, se vacciner, cobayes consentants et apeurés, afin de partir en vacances et voyager, sans s’inquiéter des effets à long terme d’un vaccin toujours en phase d’essai, sauf pour les actionnaires. T’inquiète, croisons les doigts, gardons le cap… Et sans doute rebelotte confinée et imposée à l’automne pour cause de variants ! Mais se remettre en question et par conséquent, remettre en question l’élite qui tient la garde-robe du pouvoir… ça va pas la tête ! Le cœur, on n’en parle même pas.

Demain, au nom de l’écologie, sera décidée une date de caducité pour les vieux. Ils devront disparaître à soixante-dix ans. Au début tout le monde poussera des cris d’orfraie, puis finira par l’accepter. Certain qu’en face, l’élite a du mal à croire ce qu’elle voit et entend.

Vivre et laissez-vivre, dit notre papesse.

 

Mélanie Talcott

 

Notes :

Ayn Rand Helped the FBI Identify It’s A Wonderful Life as Communist Propaganda

Russian-American novelist Ayn Rand testifies against communism

Attali et les lecons de la pandémie

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A propos du rédacteur

Mélanie Talcott

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Maquettiste free-lance (livre papier et numérique, livre clé en main)

Écrivain et auteur de : Les Microbes de Dieu (2011), Alzheimer... Même toi, on t'oubliera (2012)

Chronique à l'Ombre du Regard (2013), Ami de l'autre rive (2014), Goodbye Gandhi (2015 -

prix du jury 2016 du polar auto-édité), La Démocratie est un sucre qui se dissout dans le pétrole (2016)