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Ad libitum (1/3) (par Isabelle Morino)

Ecrit par Isabelle Morino 25.08.21 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Ad libitum (1/3) (par Isabelle Morino)

 

Le désir. Le mystère de sa course. A quel moment vient-il à la conscience ? Quel déclencheur l’installe dans les boursouflures de nos cerveaux pour y devenir tension et tourment ? Le point d’équilibre atteint, la satisfaction nourrie, quelle pente choisir ensuite ? Je vois d’ici un Oscar Wilde goguenard qui se pencherait sur mon cas et deviserait sur ce qui nous condamne pareillement : ne pas obtenir ce que l’on désire et l’obtenir, deux issues tragiques à nos existences.

Être exaucé, hélas ! C’est bien l’objet de mon désespoir ce soir et il faudra bien pourtant que je vienne à bout de ce déchirement. Je ne parle pas de simples revendications salariales ou du souhait désabusé de détenir les numéros gagnants du tirage du loto. Non. D’ailleurs, ces requêtes aboutissent-elles jamais ? Ce n’est pas l’une de ces voies ordinaires que je m’apprête à te confier, Journal. Et c’est bien l’extraordinaire de la situation qui me plonge dans une telle angoisse, sans confident pour me guider, à part toi, qui recueilles mes pensées intimes.

Il y a quelques années, mon grand-père bien-aimé, André, mourut des suites d’une infection respiratoire et les quelques biens qu’il possédait furent éparpillés dans la famille. Cette entreprise se passa sans heurts car les babioles accumulées dans une vie de cheminot n’auraient pu constituer un legs remarquable. Néanmoins, l’exotisme des objets pouvait plaire. Profitant des fameuses facilités de circulation propres à son statut, André avait souvent franchi nos frontières pour explorer l’Europe, jusqu’en ses confins, tout le temps de son célibat. Il en avait ramené des récits dont j’avais été friand enfant et divers échantillons d’artisanat local. C’est ainsi que j’héritai de sa lampe orientale, précieuse, car elle était fragile mais avait vaillamment couvert une distance pleine de soubresauts avant d’arriver jusqu’à nous. Je la trouvais belle et un peu inquiétante : rouge sang, toute de peaux tannées tendues sur des cercles de cuivre, soutenus par un socle de laiton ciselé.

La compagnie de cette lampe au quotidien était à la fois un plaisir et une douleur : sa raison d’être chez moi, c’était la disparition d’André, que j’oubliais parfois, et qui se rappelait tristement à ma mémoire, mais l’objet me raccordait aussi invisiblement à lui, à nos moments d’échanges depuis ma tendre enfance. J’aimais jusqu’à la poussière accumulée sur le culot de l’abat-jour, microscopiques restes de ce qu’André était dans son corps palpitant : bouts de peau, atomes intimes, préservés là tant que je n’époussetterai pas l’objet.

Un soir, l’ampoule de la lampe grilla. Un plop. Puis rien. Pas même un ronron mécanique. Qu’est-ce qui s’était cassé ? L’interrupteur ne répondait plus. Le contact était rompu.

Soudain, un halo bleu apparut sur le mur. Un halo mouvant, comme une vague électrique. Un signe ésotérique ? Est-ce qu’André était chez moi ? Je tentai une question fermée, comme le faisaient les spirites du siècle passé.

Esprit es-tu là ? Un vacillement du halo. Perplexe, je formulai la même phrase et obtins la même réaction. Qui me rendait visite ?

André, c’est toi ? Deux vacillements pour toute réponse. Me voulez-vous du mal ? Je me souvins alors de la provenance de l’objet. Etes-vous magique ? Une réponse sur le mur par l’affirmative.

Dans ce cas, je pouvais peut-être espérer formuler des vœux. Combien de souhaits exaucez-vous ? J’avais oublié la question fermée. Je questionnai de nouveau comme de juste et obtint le privilège d’Aladin dans sa grotte : le chiffre trois. Si l’on croyait à ce genre de chose, l’instant était grave car je savais exactement par quoi commencer et je brûlais de le dire. Mais fallait-il énoncer les trois souhaits à la suite ?

 

LA fille, celle de mon club de running, arrivée le mois dernier. La manière dont les gouttes de sueur enveloppaient sa nuque. La cambrure imposée à son short de coton bleu, balancée doucement par l’effort et fouettée par sa queue de cheval. L’élégance de ses foulées courtes, encore trop bondissantes, celles d’un jeune animal ignorant, dont on aurait envie d’accompagner patiemment les progrès. Je la voyais souvent de derrière quand mon groupe rattrapait les débutants, sur le 2ème tour du parcours. Le jour où je la vis de face, le tableau final m’engloutit tout entier. Je pensais à elle en permanence. Mais elle portait une alliance, ne m’avait jamais vu, ni parlé, et elle ne connaissait même pas mon existence.

Séduire Nina ! Sans y réfléchir, mon premier vœu fut émis dans un éclat de voix rauque, celui du désir enfin parvenu à l’air libre. Il fit s’évanouir le halo bleu, laissant le mur nu et mon esprit confus.

 

A suivre

 

Isabelle Morino

 

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A propos du rédacteur

Isabelle Morino

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Isabelle Morino est enseignante en anglais à la Faculté des Lettres de La Rochelle

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