Voyage avec Frédéric Boyer dans la question brûlante du "nous" (1)

Frédéric Boyer, Phèdre les oiseaux, suivi de Texte pour une voix off (Thésée) et de Chants pour d’autres voix, P.O.L, 2012, 106 pages, 12 € ; Personne ne meurt jamais, P.O.L, 2012, 170 pages, 13 € ; Techniques de l’amour, P.O.L, 2010, 83 pages, 10,65 €
Lire Frédéric Boyer, l’une des plus intenses voix qui ne forçant jamais son cours parvient toujours à l’inédit d’une évocation, au grain de peau d’une pensée qui jamais ne force sa diction mais toujours cherche la vérité d’une apparition, c’est plonger dans les méandres du « nous ».
Cette voix, deux parutions récentes (je ne parle pas ici de Sexy Lamb) nous donnent l’occasion de l’écouter, de nous en imprégner ; c’est la même voix qui chemine, sans cesse recommencée, livre après livre, sans cesse évanouie lorsque nos mains reprennent leur lente danse des gestes du quotidien, sans cesse évanouie et pourtant sans cesse renaissante, lorsque nos mains quittent leur danse du quotidien pour retrouver la danse de la diction de l’amour, dans la tendresse et le questionnement que nos paumes tracent sur les choses et les êtres.
Lire Boyer, c’est faire l’expérience de la façon dont les histoires l’habitent inlassablement. Demandent sa voix pour pouvoir paraître jusqu’à la lisière de notre écoute où le silence est ce qui des paroles gelées fond. Goutte à goutte.
Et le silence est aussi les gouttes de notre sang qui tombent dans la neige, nous qui sommes toujours le guerrier blessé au plus intime par le livre que nous lisons lorsque celui-ci nous transporte, traces dans la neige qui est notre neige de vivre, notre neige de penser et de respirer que nous suivons pour chercher le sens de l’existence. « […] ce sont les histoires qui nous donnent l’ordre du départ », écrit Boyer dans Phèdre les oiseaux.
Qu’est-il possible de dire encore lorsque tout a été perdu, lorsque le langage échoue toujours à dire ce qui en l’être se désigne en parlant, qu’est-il possible de dire lorsque l’urgence qu’il y a à dire se conjugue à l’impossibilité qu’il y a à dire et au sentiment qu’il est déjà trop tard pour dire quelque chose qui pourrait faire que la vie bascule dans le sens : « Vite, vite, j’ai encore perdu ce que j’avais à te dire. Vite, vite, j’ai encore perdu ton chant. J’ai encore perdu ton histoire. Vite, vite, j’ai encore perdu les mots que je te disais. J’ai encore perdu ce que j’avais à te dire. Vite, vite. J’ai perdu ta voix. J’ai perdu ta langue. J’ai perdu ton pays. J’ai perdu ton voyage. Et pourtant, vite, vite, je me souviens de toi et moi ».
Ce « toi et moi », c’est le « nous », qui devient une personne si vivante en tant que telle : « Pouvez-vous nous indiquer l’heure ? Pouvez-vous nous dire le chemin ? Pouvez-vous parler notre langue, toutes les langues que nous parlons ? Pouvez-vous nous accueillir ? Pouvez-vous nous retenir ? Pouvez-vous nous appartenir ? Pouvez-vous nous traverser ? Pouvez-vous nous entourer, nous entourer comme la mer entoure les terres ? Pouvez-vous nous contempler, nous contempler comme les étoiles et la lune contemplent la terre ? »
Si le « nous » peut être contemplé, c’est parce qu’il n’est jamais le fait de la multitude. Bien sûr, le « toi » et le « moi » ne se trouvent pas toujours intimement liés dans le « nous ». Parfois le « nous » est l’impossible liaison. Le « nous » déchu de sa douceur est l’objet de Personne ne meurt jamais, puisqu’il est question, dans ce roman, de la façon dont les morts demandent : « réveille-moi », de la façon dont les vivants luttent contre les vivants, puisqu’il est question, dans ce récit, de cette impossible fusion entre vivants et morts et entre vivants et vivants, au travers de la guerre, de cette désolation intime, à chaque fois intime, qui colore toute l’Histoire. Alors le « toi » et le « moi » deviennent ce qui poursuit et ce qui est poursuivi, et inversement. Cette lutte devient lutte jusque dans l’accalmie. Le « nous », présent même s’il n’est pas nommé, ne peut pas être destitué de cette adversité qui rend toute intimité qui soit l’épanoui du visage des pensées impossible :
« Lui : Je voudrais marcher droit mais quelqu’un me rattrape immanquablement et m’empêche de poursuivre.
Elle : Les vivants sont toujours rattrapés.
Lui : C’est ça. C’est exactement ça. Mais personne ne vient jamais te libérer. On te poursuit, on te rattrape mais jamais personne ne te libère du sentiment d’être poursuivi. Même si tu cries au secours jusqu’à en perdre le souffle. Même une fois rattrapé tu sais que quelqu’un court toujours après toi ».
Si le « nous », qu’il soit désigné ou non en tant que tel, est ontologiquement pour Frédéric Boyer ce qui est sujet à la douceur et à la violence, à la fusion, pourtant impossible, et qui, même impossible, se poursuit, et à la violence de la distance, c’est parce qu’il est, et ce à jamais, on l’aura deviné, le terrain de l’amour.
Plus encore que Nous nous aimons ou Comment vivre avec le langage, l’autre sexe et la nuit qui tombe(P.O.L 2004), un très mince livre de Boyer paru il y a deux ans, Techniques de l’amour, nous permet de voyager précisément et intensément, les yeux vraiment ouverts, avec l’auteur dans cette question.
« Cette histoire n’est pas tirée d’un livre ni de l’imagination de quelqu’un. […] Tout existe. Tout est là. Tout est vrai », disait Frédéric Boyer d’un précédent (et très beau) livre de sa plume : Une fée. Les mêmes phrases auraient pu être écrites en ce qui concerne Techniques de l’amour. Pourquoi ? Quelle est cette vérité dont il parle et qui n’est tirée ni de la littérature ni de l’imagination, vérité dont il parle justement au moyen de la littérature et de l’imagination ? Pour le savoir, il vous suffit de plonger votre regard en vous, au plus profond de vous. Vous y trouverez « quelque chose que [vous] ne connais[sez] toujours pas. Quelque chose que [vous] ne p[ouvez] toujours pas nommer ». Quelle est cette chose ? L’amour. Ou plutôt : « Amour est le nom que les gens lui donnent quand ils s’aiment ». Car cet amour que Frédéric Boyer se refuse à nommer tel, c’est en somme, simplement, « quelque chose d’inconnu que l’on aurait fait entrer dans [notre] cœur de toutes parts ouvert ». Une « opération de magie », oui, rien de moins. L’amour est cette magie tellement mystérieuse que l’on ne peut approcher que par son halo, que par ce qu’elle exhale. Son halo est constitué, pour Frédéric Boyer, d’une part des « signes d’enchantement » que l’on donne quand on aime, et qui ne sont pas « des signes de compréhension », et d’autre part de ses lois (qui ne sont pas des « lois morales »), qui le serrent, l’entourent au plus près, au premier rang desquelles il y a celle qui consiste à « s’abstenir de juger l’autre ». Frédéric Boyer radicalise même cette idée comme quoi l’on ne peut jamais approcher directement l’amour. En quoi va-t-il plus loin encore ? Comme le rappelle Pascal Quignard à plusieurs reprises, notamment dansLycophron et Zétès, paru il y a peu dans la collection Poésie / Gallimard, il est certains mots que Gabriel Fauré a écrits et qui méritent de résonner longuement en nous. Ces mots que voici auraient pu figurer idéalement en préambule du nouvel ouvrage de Frédéric Boyer : « Je porte en moi un certain désir de choses qui n’existent pas et qui viennent longuement rouler en moi comme les rouleaux des vagues ». Ces « choses qui n’existent pas » semblent être pour Frédéric Boyer l’amour tel qu’il en parle dans une phrase qui revêt son importance, ne serait-ce que parce qu’elle a donné son titre au livre : « Il n’y a pas d’amour. Nulle part. Il n’y a que des techniques de l’amour. Au cas par cas ». Si l’amour est une « magie » qui ne peut se rendre intelligible à l’entendement que par son halo, si, même, il n’y a pas d’amour, alors, comment pourrait-on parler de l’amour ? N’est-ce pas la chose au monde la plus difficile à exprimer ? N’est-ce pas uniquement de l’ordre de l’ineffable ? « J’ai aimé quelqu’un de toutes mes forces. Je savais que je l’aimais. Mais si je m’interrogeais pour savoir ce que je savais quand je me disais que je savais que je l’aimais, je ne savais rien », fait dire Frédéric Boyer à son narrateur.
L’auteur, tout au long de cette courte prose, s’interroge sur le sens de ce « je ne savais rien ». Que sait-on exactement, lorsque l’on sait que l’on aime ?
L’on sait tout d’abord qu’aimer est cette attention de l’être portée à l’autre qui rend tout ce qui n’est pas l’autre (et par conséquent tout ce qui n’est pas cette attention portée à l’autre, à tout ce qui fait, de l’autre, un autre) accessoire. Parfaitement superflu. En effet, lorsque l’on aime, « il n’y a plus qu’une seule personne vivante dans l’univers ». L’amour éclipse ainsi, avec une simplicité déconcertante, tous les autres êtres, faisant d’un être unique celui qui parvient à habiter (sans que l’amoureux éprouve le moindre sentiment de vacuité) le monde entier. Aimer est cette « opération » par quoi un être (invisiblement – y compris par l’entendement – double, puisqu’il est tout à la fois réel et halluciné par l’amoureux) se substitue au monde. Et cet être unique n’habite pas uniquement le monde mais également l’amoureux dans son entier, occupant chacune de ses pensées. Faisant la substance même de son intériorité. Donnant cohérence à sa vie en liant irrémédiablement (c’est ce qu’il semble en tout cas à l’amoureux, lequel n’imagine pas la perte, ne peut l’envisager, y compris lorsqu’il y pense) tout son passé à ce présent qui le comble par le biais de la présence de l’autre aimé, adoré. « Partout où j’étais, vous étiez en moi. Vous vous posiez devant mes sensations » écrit Marcelle Sauvageot dans son récit Laissez-moi. « Est-ce que je l’aime ? Il est toutes mes questions au monde », résume Catherine Pozzi dans son Journal. Aimer, c’est faire « faire de quelqu’un le personnage principal de [s]a vie. Oui. Le seul et l’unique personnage de [s]es jours » note semblablement Frédéric Boyer.
Matthieu Gosztola
- Vu : 2611