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Souffles - Une autre censure appelée « lecteur-guetteur » !, par Amin Zaoui

Ecrit par Amin Zaoui le 01.11.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Souffles - Une autre censure appelée « lecteur-guetteur » !, par Amin Zaoui

 

L’écriture est un acte de transgression perpétuelle. Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ? Dans une société, comme la nôtre, où l’éducation artistique n’a aucune place, où les portes de l’école comme celles de l’université par la suite sont fermées aux poètes, aux musiciens, aux dramaturges, en tant qu’écrivain défenseur de la diversité et de la liberté, le lecteur me fait peur.

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

Dans une société où les cafés littéraires sont rares ou leur existence n’est que saisonnière ou informelle, où le nombre des librairies se compte sur les doigts d’une seule main, le lecteur est un censeur. Il est périlleux.

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

Dans une société où la mosquée conserve tous les pouvoirs, la mosquée politisée, la mosquée dirigée par des prêcheurs fanatiques, où les bons croyants sont pris en otages, poussés malgré eux à se métamorphoser petit à petit en populace, dans ce cas de figure que peut faire un créateur, un littéraire, mine d’imagination et de rêve ?

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

Comment peut-on croire à l’équilibre d’un citoyen suivant : celui qui va cinq fois par jour à la mosquée, et tant mieux, mais qui n’a jamais mis les pieds dans une salle de cinéma, n’a jamais chauffé un siège dans un théâtre, n’a jamais visité une galerie d’art, n’a jamais assisté à un spectacle de musique noble ? En tant qu’écrivain, cette situation me fait peur.

Aujourd’hui la religion politisée a monopolisé tout l’espace social, elle a pris la culture en otage, elle a remplacé la science, elle a hanté les détails de la vie quotidienne du citoyen : dans le discours, l’imaginaire et le comportement, l’hypocrisie, la haine et l’anathème.

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

Dans toute l’histoire de l’islam, la société musulmane n’a vécu qu’une seule fois son équilibre socioculturel, cela s’est produit au 4e siècle de l’hégire (10e et 11e), où le citoyen avait le droit de vivre la diversité dans le social, dans l’art et dans la pensée philosophique. La religion faisait une partie de la vie parmi d’autres.

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

Face à cette situation du vide, l’écrivain n’admet pas qu’un lecteur-populace (populace en arabe الغوغاء ), au moment de l’écriture, lui force, lui écorche, lui brise son imaginaire. Au moment de l’écriture, dans une société déséquilibrée, l’écrivain libre se trouve encerclé par trois censeurs : une mosquée politisée, un commissariat et un lecteur-populace bridé et entravé.

Face à cette situation de souffrance, comment éviter, se libérer des yeux de ces trois guetteurs ? L’œil qui ne dort jamais ! Dans ce monde déséquilibré par le religieux politisé, sans spiritualité aucune, l’écrivain est demandé à faire face à un lecteur-populace. Monter un texte libre loin de la présence du lecteur-populace guetteur !

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

De la présence du lecteur-populace se nourrit l’esprit de la dictature moralisatrice et hégémonique qui est l’ennemie de tout texte de création libre. La censure du lecteur-populace est plus forte, plus agressive, plus menaçante que celle exercée par les institutions étatiques chargées de la censure et de la répression. La première censure est régentée par la force divine, elle est intouchable, totalitaire et éternelle, la deuxième, celle d’un régime politique est menacée par le changement produit par l’histoire. Dans le monde arabe et maghrébin, l’État-censure ou l’État-mosquée, afin de faire plaisir à la populace fanatique, il lui délègue la mission du contrôle des écrivains libres. Une dérogation qui ne dit pas son nom. Indirecte. Gramsci a dit : « La populace est le bras droit du fascisme ».

L’écrivain doit écouter le lecteur mais ne doit jamais se plier à ses exigences. L’écrivain qui cherche les applaudissements du lecteur-populace est condamné tôt ou tard par l’oubli de l’histoire de la littérature.

Pourquoi est-ce que ce lecteur me fait peur ?

 

Amin Zaoui

 

In "Souffles" (Liberté, Alger)

 


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A propos du rédacteur

Amin Zaoui

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Rédacteur


Amin Zaoui est un écrivain algérien né le 25 novembre 1956 à Bab el Assa (Algérie). il écrit chaque jeudi deux articles un en arabe dans le quotidien arabophone echorouk et en français dans le quotidien francophone liberté.

 

 

 

1984-1995 : enseignant à l’université d'Oran (département des langues étrangères)

1988 : Doctorat d'État en littératures maghrébines comparées

1991-1994 : directeur général du Palais des Arts et de la Culture d’Oran

2000-2002 : enseignant à l’université d’Oran (département de la traduction)

2002-2008 : directeur général de la Bibliothèque nationale d'Algérie

2009 : membre du conseil de direction du Fonds arabe pour la culture et les arts (AFAC)

Conférencier auprès de plusieurs universités : Tunis, Jordanie, France, Grande-Bretagne.

 

Publications en français

Les romans d’Amin Zaoui ont été traduits dans une douzaine de langues : anglais, espagnol, italien, tchèque, serbe, chinois, persan, turque, arabe, suédois, grec…

 

Sommeil du mimosa suivi de Sonate des loups (roman), éditions le Serpent à plumes, Paris, 1997

Fatwa pour Schéhérazade et autres récits de la censure ordinaire (essai collectif), éditions L'Art des livres, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997

La Soumission (roman), édition le Serpent à Plumes, Paris, 1998 ; 2e édition Marsa, Alger. Prix Fnac Attention talent + Prix des lycéens France

La Razzia (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 1999

Histoire de lecture (essai collectif), éditions Ministère de la Culture, Paris, 1999

L’Empire de la peur (essai), éditions Jean-Pierre Huguet, 2000

Haras de femmes (roman), éditions le Serpent à Plumes, 2001

Les Gens du parfum (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

La Culture du sang (essai), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

Festin de mensonges (roman), éditions Fayard, Paris, 2007

La Chambre de la vierge impure (roman), éditions Fayard, Paris, 2009

Irruption d’une chair dormante (nouvelle), éditions El Beyt, Alger, 2009

 

En arabe

 

Le Hennissement du corps (roman), éditions Al Wathba, 1985

Introduction théorique à l’histoire de la culture et des intellectuels au Maghreb, éditions OPU, 1994

Le Frisson (roman), éditions Kounouz Adabiya, Beyrouth, 1999

L'Odeur de la femelle (roman), éditions Dar Kanaân, 2002

Se réveille la soie (roman), éditions Dar-El-Gharb, Alger, 2002

Le Retour de l'intelligentsia, éditions Naya Damas, Syrie, 2007

Le Huitième Ciel (roman), éditions Madbouli, Égypte, 2008

La Voie de Satan (roman), éditions Dar Arabiyya Lil Ouloume, Beyrouth ; éditions El Ikhtilaf, Alger, 2009

L'Intellectuel maghrébin : pouvoir - femme et l’autre, éditions Radjai, Alger, 2009