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Noir volcan, Cécile Coulon (par Marc Wetzel)

le 28.02.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Cécile COULON – Noir volcan – Le castor Astral, février 2020, 160 pages, 15 €

Noir volcan, Cécile Coulon (par Marc Wetzel)

Une apparente psychologue de magazines, qui nous apprend à sortir définitivement d'eux :

 

« Personne n'est irremplaçable.

La mort vient mais elle n'emporte qu'un corps.

Le reste reste à sa place dans les maisons,

les caisses de vin dans la cave,

les tiroirs du secrétaire,

le reste reste

et bientôt on remplace le corps des morts par des croix,

des dessins,

des chansons. On recueille un chat, on se marie de nouveau,

on fait des mots croisés avec un autre partenaire. (…)

Un détail pourtant :

celui ou celle qui prend la place libre ne comble pas

le manque laissé par un absent : il en ajoute un nouveau.

Voilà de quoi nous sommes constitués : des manques creusés

successivement en nous, côte à côte, bien rangés,

et nous apprenons à vivre une fois que nous sommes tombés dedans ». (p. 76)

 

Cette poétesse de 29 ans, dont c'est (après les remarquables « Ronces », Prix Apollinaire) le second recueil, écrit ici (p. 94) :

 

« Je me cache derrière mes poèmes

parce qu'ils sont plus forts

que moi »

 

Et elle a raison : choisissant de se cacher, comme les autres, derrière son masque public, elle s'abriterait derrière plus faible qu'elle ; car c'est bien sûr par elle que ses poèmes sont plus forts qu'elle. Et ce petit poème même, en se dévoilant cachette, joue merveilleusement à perdre sa force d'avance. Ce qui est sûr, c'est que ses poèmes sont «forts », réserves et bouquets de sens, éventails de leçons fulgurantes qu'il suffit de se donner la peine d'ouvrir. Par exemple, quand elle rencontre son ancienne compagne en couple (hétérosexuel ?), et la devine éprise, elle a, pour elle-même, cette formule :

 

« Soyez heureux. Mais, surtout, soyez solides, plus solides que l'amour. (…) car on oublie trop souvent d'être plus solide que l'amour » (p. 18)

 

Ce poème (« Pour vous deux »), comme les autres, propose de guérir par comprendre – non les autres ni même soi - mais nos incessants contresens sur la santé. Ici, guérir d'un coup, en situation, de jalousie et d'envie : on est jaloux de ce qu'on a, envieux de ce qu'on n'a pas. Mais justement : de ce qu'on n'a plus, plus de jalousie possible ; de ce qu'on a eu, plus d'envie possible. Partout ici, l'art de « finir » est à portée de cœur, et la sagesse chante très bien la vie de son propre travail :

 

« Dans un monde naturel où tout est voué à finir,

pour croire qu'une chose, grande ou petite, est éternelle

il faut être fou, écrivain ou économiste.

J'ai rencontré quelques personnes qui étaient un peu des trois ;

leur compagnie, amusante et en aucune manière intrusive,

m'a tenue à l'écart de la certitude des fins proches

et des affaissements nécessaires.

Puis ceux-là, malgré leurs forces, sont partis.

J'ai alors levé les yeux

sur d'autres collines

que celles qui gonflaient dans mes songes,

et « le monde naturel

où tout est voué à finir » est apparu clairement.

Cette découverte m'a plongée dans une mélancolie

propre

à ceux qui n'ont pas besoin de travailler pour vivre

convenablement.

J'ai rencontré quelqu'un qui m'a assuré que finir

ne signifie pas échouer,

que là ne sont pas

de terribles synonymes.

Dès lors

j'ai écrit des romans et des poèmes

pour essayer

de comprendre la différence entre ces deux verbes.

Quelques années plus tard, je n'ai toujours pas trouvé

la réponse.

Pourtant, je n'ai pas non plus la sensation d'avoir échoué ».  (p. 74)

 

On voit que tout est juste, que la parole de cette poète est à la hauteur même de ce qu'elle aura manqué ou trahi. Réellement, sa poétique maturité nous est contagieuse (comme en poésie la pensée travaille son propre matériau sonore pour s'élever d'elle-même et accéder à la vie, ici l'âme inlassablement travaille sa façon de s'être dit les choses pour réussir à se vivre au lieu de se penser). Cécile Coulon a, ainsi, la reformulation de destin parfaite : quand elle décide de ne pas s'attarder, c'est, dit-elle, « pour ne pas embêter les fantômes qui étaient là avant moi » ; de ne plus se mentir, c'est en ces termes : « Tu es effrayée car désormais tu dois apprendre/ à ne plus apprendre à vivre, / mais à vivre, tout simplement » (p. 144) ; de ne plus se répéter : « je suis ici pour des raisons qui n'auraient/ avant ce jour/ jamais été les miennes » (p. 37) ; de ne plus reculer : « je n'ai pas été traversée par des forces qui me dépassent : / je suis une force qui me dépasse » (p. 45) ; de ne plus feindre l'émancipation hardie : « J'avance à tes côtés. / Si je tombe, ce n'est pas grave / parce que je tomberai à tes pieds » (p. 61) ; de ne plus se croire isolée :

 

« Je me promène parmi les miens et je ne les comprends pas.

Ce n'est pas grave, il n'y a pas d'urgence à comprendre,

j'accepte volontiers que nous ne soyons pas effrayés

par les mêmes fantômes, que nous ne soyons pas soumis

aux mêmes démons, que nous ne mangions ni à la même heure,

ni à la même table. Nos cercueils seront faits d'un bois identique

et cette pensée me suffit à partager avec eux mes incompréhensions »  (p. 25)

 

On lira toutes les sortes d'anecdotes épiques qui forment ce recueil, simples, mais toujours vives et fines. Elle remarque, par exemple, combien les vertus sont difficilement compatibles : comment se monter délicat(e) – s'abstenir d'insister - sans un minimum d'hypocrisie – tolérer vulgarité et médiocrité ? Comment être compréhensif sans ambivalente habileté ? Se montrer durablement curieuxsans être aisément impassible ? Comment être lucide sans cruelle intransigeance :

 

« Je ne suis pas un cheval de course et si j'en étais un

vous ne pourriez pas monter sur mon dos pour que je vous amène

là où vous êtes incapable de vous traîner vous-même »  (p. 106)

 

Remarquable encore quand elle pose une loupe lyrique sur ses propres renoncements (elle paraît descendre méthodiquement, comme en rappel, le refoulé !), ou qu'elle découvre des vertus qui n'ont pas encore de nom – comme l'effort de renoncer à « abîmer la douceur » : cesser de présumer que la bonté des autres coule de source, que leur disponibilité ne se coûte rien ; ainsi, ne plus parasiter, mais ménager pour la bénir, la grâce des doux :

 

« Nous devrions cesser de troubler ceux qui sont doux,

et calmes et indulgents avec nous. (…)

Nous devrions cesser de jouer avec ceux qui ne se jouent pas de nous.

Nous devrions cesser de croire

que la bienveillance est une vertu infaillible.

Que la douceur est solide. Que l'oreille qui écoute ne tombe jamais malade.

Toute personne qui apporte de la légèreté échange sa chaleur

contre un morceau de vos abysses.

Et nous en redemandons, encore et encore,

sans chercher à savoir où s'entassent ces mauvais moments

dans la vie des ces autres qui nous prêtent leurs nuances

quand nous manquons de couleurs »  (p. 84)

 

Et ces leçons de présence humaine ne quittent jamais le réel, ou le rapport du réel à lui-même (comme l'énigmatique volcan du titre à la fois se forme de l'entassement de ses explosions passées, et manque de s'abolir à chaque neuve éruption) : le sens bien compris est une histoire sans fin, où le pont lui-même sera un jour ou l'autre d'eau, comme le disent deux beaux passages :

 

« Mon apprentissage fut plus long qu'une longue histoire.

Comme pour chacun d'entre nous,

il ne s'arrête pas une fois que nous l'avons décidé ;

toujours,

nous apprenons à refuser plus qu'à recevoir »  (p. 100)

 

« Depuis la rive on ne voit plus le pont

que la rivière d'ordinaire si calme a submergé :

des flots agitent la surface comme la peau

des femmes qui font l'amour

sans retenue,

le ciel, au-dessus des arbres que le mouvement

des vagues secoue, est d'un blanc

malade.

C'est un village à une seule rue habitée

par des chats muets, la chaleur n'est pas

encore tombée et, tandis que je marche,

secouant la tête comme une mule

agacée par son mors et les marchandises

inutiles qu'elle traîne,

je pense à cette rivière qui dévore le pont

au-dessus d'elle.

Ta présence

a englouti dans ma vie toutes

choses que je pensais nécessaires »   (p. 62)

 

 

Vraiment, cette auteur fait penser, par sa tendre acuité (et sa cinglante miséricorde !) à diverses femmes et artistes d'exception, comme Etty Hillesum, Laura Kasischke ou Marie Jaëlle. Je peux me tromper ; mais elle, non.

 

Marc Wetzel

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