Mood Indigo, Mamadou Mahmoud N'Dongo (par Matthieu Gosztola)
Mood Indigo, Improvisations amoureuses, 18 euros
Ecrivain(s): Mamadou Mahmoud N'Dongo Edition: Gallimard
Mamadou Mahmoud N’Dongo continue, avec Mood Indigo, qui sont de courtes nouvelles ayant aussi bien trait à l’incompréhension amoureuse qu’à l’incompréhension politique, un parcours prosodique qui vise à faire advenir, dans le langage même, quelque chose de l’Afrique, du corps de ce pays en même temps que de son humour, multiple. Bien sûr il ne s’agit pas pour l’auteur de penser qu’un continent puisse être soluble dans une forme, dans un art, mais assurément Mamadou Mahmoud N’Dong pense avec raison qu’un art peut donner à entendre un pays – il ne s’agit pas ici de donner à voir, puisque la plupart des situations décrites sont, du reste, des situations proprement linguistiques –, à écouter une altérité géographique, laquelle n’est pas le fait d’un invariant mais d’une multiplicité de singularités.
Car il ne s’agit jamais pour l’auteur qui n’en est pas à son coup d’essai de donner corps par la forme et par le style à des topoï, mais il s’agit toujours pour lui de chercher à approcher inlassablement une culture, la sienne, avec toutes les nuances que lui permet le langage autant que la diversité des formes utilisées qui ont toutes des liens avec la nouvelle, mais des liens superficiels, car l’on trouve également, dans ce livre, ce que l’on pourrait appeler de très courts romans, condensant chacun le non-dit qu’il véhicule autant que ce qu’il donne à penser.
Etre à l’écoute de ce livre, c’est déjà pour le lecteur, un voyage.
L’altérité géographique est d’abord caractérisée par un humour protéiforme, oscillant entre longueurs dans la description sur quoi il s’appuie et saillie verbale, cet humour se tenant finalement toujours dans un entre-deux entre les digressions sans fin et la brièveté assassine. Mais écoutons plutôt l’un des exemples les plus probants, un passage de « La fuite conquérante, Une biographie du sous-sous-commandant Mafe Mafe par lord Somerset Littlefoot », dont le titre est déjà en soi tout un programme.
« (…) confrères, l’art de la guerre du sous-sous-commandant Mafé Mafé a trouvé sa place au panthéon de l’analyse de la stratégique militaire aux côtés de Sun Tzu et von Clausewitz.
Quintessence de la sagesse sur la conduite de la guerre, chef-d’œuvre unanimement reconnu, De la tangente de Gabriel Fofana est d’abord et avant tout, pour moi, l’œuvre d’un poète. D’un merveilleux poète. D’un immense poète. Gabriel Fofana est non seulement l’auteur de cette somme monumentale, mais il écrivit aussi, ce que beaucoup ignorent, de superbes, de magnifiques poèmes en prose. Tous les spécialistes s’accordent d’ailleurs à dire que son dernier recueil, sobrement intitulé Camarade, est, de loin, le plus beau. Gabriel venait de prendre le chemin du maquis. Il avait trouvé refuge dans les Buttes-Chaumont accompagné d’un groupe de jeunes partisans qu’on nomma plus tard dans les manuels d’histoire « L’Union du 21 Avril ». Épuisé par l’âpreté d’une vie de combat, Gabriel s’interroge alors sur ses engagements, sur le sens de la vie, sur ses choix. Ainsi s’adonne-t-il à son exutoire de prédilection : l’écriture.
Je vais vous lire un poème qui a pour titre « POURQUOI CAMARADE N’ES-TU PAS ALLÉ VOTER ? ». Ayez l’indulgence d’excuser mon émotion, ce poème fut trouvé, ainsi que l’ensemble de ses carnets, dans le grenier d’une MJC du XIXe arrondissement, l’une des nombreuses caches de l’organisation.
CAMARADE, LE BEAU TEMPS T’A ÉLOIGNÉ DES BUREAUX DE VOTE.
Ô TOI HÉLIOS, QUE PROMÉTHÉE VOLA POUR LES HOMMES, TOI, BACCHUS, RENDU TOUT-PUISSANT AU-DESSUS DE L’AUTEL DES TRENTE-CINQ HEURES, CETTE HEURE FATIDIQUE, DU 21 AVRIL 2002 À VINGT HEURES, CES DEUX VISAGES. OÙ ES-TU LIONEL ? NOTRE HERCULE. J’AI MAL EN MA LIBERTÉ ; COMME BEAUCOUP, JE NE SUIS PAS ALLÉ VOTER ; COMME LE PAPILLON, JE BATS DES AILES.
COMME LE PAPILLON, COMME LE PAPILLON.
CAMARADE LIONEL, TON COMBAT NE FUT PAS VAIN.
BIENTÔT LA VICTOIRE, BIENTÔT ON TRIOMPHERA.
TOUS ENSEMBLE, TOUS ENSEMBLE,
QU’IL PLEUVE, QU’IL VENTE, NOUS SERONS VOTANTS.
TOUS ENSEMBLE, TOUS ENSEMBLE,
NOTRE BATAILLE SERA LA NÔTRE.
NOTRE BATAILLE SERA LA NÔTRE.
Et ce fut son dernier combat, et ce fut sa dernière victoire ».
Les phrases oscillent sans cesse entre l’oralité – qui procède par accumulation de détails, d’anaphores, de parallélismes de construction…, suivant un effort de constance dans la description qui vise à asseoir un énoncé dans un souci de concomitance avec le réel – et un jeu sur le style qui vise à cisailler le souffle et à le doter d’un mouvement infiniment travaillé pouvant tout à la fois susciter le rire – de par la façon dont cet effort de style contredit le réel qui est véhiculé par les phrases dans leur apparent prosaïsme – et provoquer chez celui ou celle qui lit une écoute approfondie laquelle, quand elle est menée à bien, fait de la lecture une expérience singulière consistant à voir et à recevoir le souffle dans ses inflexions. Mamadou Mahmoud N’Dongo cherche en somme à détourner le lecteur de sa passivité, le poussant à éprouver avec plus de conscience cet acte qu’est lire.
L’écoute approfondie du lecteur a lieu face à la différence – multiple – géographique, à la différence – multiple, vraiment multiple – d’une culture qui n’est pas seulement perceptible dans un phrasé et un humour, mais également dans une réalité, ayant trait à la tristesse, au désespoir, à la famine, au sida, aux atrocités…, qui n’est, elle, absolument pas inscriptible dans un réseau sémantique et une forme. Il en est ainsi, par exemple, du Darfour (dans « A 360° du Soudan »). L’évocation qui est faite de cette région suscite l’émotion, d’autant plus que les autres fragments du livre sont d’un ton (apparemment) beaucoup plus léger, bien qu’il soit aussi question de souffrances, mais alors sont-elles retranscrites dans la distanciation que permet l’humour. Ici, nulle trace d’humour. Ce qu’il faut dire, songe l’auteur, n’autorise aucune distance. Ce qu’il faut dire doit être dit de la plus nue des façons.
« Lui : Ce que je veux dire, c’est qu’on nous tue, ce que je veux dire, ce que je veux faire entendre, c’est qu’il ne s’agit pas de guerre, que c’est, que ce n’est pas une histoire de Noirs et d’Arabes, de sédentaires et de nomades, de musulmans et d’animistes.
Ce qui se passe là-bas n’a pas le nom de guerre.
Il est question de vols, de vol généralisé à l’échelle d’un pays, d’une nation. Je l’ai lu dans les livres d’histoire, on nomme cela spoliation.
Ce que je veux dire, ce que je veux faire entendre : il s’agit d’un fort qui a les armes et le nombre qui vole un faible en nombre et en armes.
C’est ce qui se passe là-bas.
Ici l’enfant bat la mère, le père tue le fils, la sœur est violée par le frère, c’est un crime contre nous-mêmes, un crime d’humanité. Notre peuple est en train de mourir assassiné, mon pays est assassiné.
Vous-même, n’avez-vous pas un fils, une sœur, une épouse ? On a besoin de votre aide, aidez-moi, aidez-nous. Vous ne pouvez pas être indifférents à ce qui se passe, vous ne pouvez pas donner raison à mon père. Mon père, qu’Allah dans sa miséricorde a appelé, m’avait dit un jour, quand mon peuple qui constituait la moitié des peuples de mon pays a fait ce qu’il a fait dans une région qui portait le nom de Darfour : un jour, ce sera notre tour d’alerter, de demander de l’aide et personne ne viendra. Ne lui donnez pas raison ! Ne lui donnez pas raison. Aidez-nous. C’est ce que je veux faire entendre ».
Le silence qui suit ces phrases musicales prend à la gorge et nous pousse, un peu plus s’il est besoin, à nous tourner vers l’Afrique, à nous tourner vers ce continent, et à faire plus que tendre l’oreille.
Matthieu Gosztola
- Vu : 5295