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Hommage à Edward Gorey

Ecrit par Matthieu Gosztola 24.11.11 dans La Une CED, Articles, Univers d'écrivains, Les Ecrivains, Les Dossiers

le minuscule majuscule ou l’humanité-brindille. . Ecrivain(s): Edward Gorey

Edward Gorey est méconnu en France. Curieusement méconnu.

De façon vraiment incompréhensible. Et même : saugrenue.

Sau-gre-nue.

Le macabre et le bizarre de son travail, l’humour pince-sans-rire, tellement british (s’il était américain, sa passion pour tout ce qui était victorien explique cela), sont réjouissants à la diable.

Mais Gorey, c’est surtout le poète de la ligne, la ligne évoluant dans le froid et le vent qui berce les arbres sans feuilles. L’amoureux de la ligne. Le dessinateur qui se sert de la ligne pour se tenir dessus et faire de petits pas au-dessus du vide que peignent les mots de son histoire, de ses histoires, – toutes (plus ou moins) pénétrées du gothique (il faut voir ici une influence presque certaine de Jane Austen sur Gorey – qui confessera du reste son admiration infinie pour cette auteure –, Austen qui a repris, avec une certaine dérision mais aussi une certaine épure, les principaux thèmes gothiques dans Northanger Abbey, que Gorey à son tour ne cessera de reprendre, et toujours avec cette distanciation propre à l’humour), en sachant qu’il y aura toujours une chute à la fin, toujours une mort, toujours le tragique qui viendra.

Mais le tragique est chez Gorey cette explosion de confettis qu’on ne voit (même) pas car eux aussi, nuage de papier coloré, ont explosé en minuscule poussière papillonnant dans l’espace.

Gorey, c’est l’équilibriste au-dessus du noir, c’est l’équilibriste dans la douceur du noir sans mélange (même quand les illustrations sont en couleur, elles semblent être peintes en noir). Douceur car rien ne pèse jamais. Mais douceur aussi de ce qui est pleine humanité.

Ainsi, les livres d’Edward Gorey, s’ils sont de petits miracles d’humour (noir, très), très loin de ce qu’on retrouve ordinairement chez les dessinateurs à cette époque, sont également de petits miracles de poésie, d’humanité. Gorey transforme la moindre ligne dessinée en ligne frémissante de peur of coursemais aussi de vie, en ligne frémissante de beauté-pas-dite, où le macabre et le saugrenu, où le bizarre et l’horreur sont le vrai visage d’une beauté d’halloween qui serait devenue timide (et demeurant retirée, ne sortant qu’un jour par an) pour avoir été bafouée par la grande beauté grandie, nourrie au foin de tous les conformismes (voir notamment, à ce sujet, The twelve terrors of Christmas de John Updike, que Gorey a illustré, paru à San Francisco chez Pomegranate).

Mais parlons plutôt (faisons les intervenir) des personnages qui peuplent cette œuvre, mais sans la peupler jamais, glissant sur la page, sautant à cloche-pied, même immobiles, sur le blanc, éléments d’un ballet sans fin, soutenus à l’armature de l’air, si légers dans leurs pulls trop grands pour eux, en laine écossaise (et l’on connaît la passion si intense de Gorey… pour la laine écossaise ?, mmmm, oui, mais surtout pour le ballet).

Ce sont des personnages de vie rentrée, toute vibrante d’émotion contenue. Retenue. À un fil. Celui que forme leur corps. Fil de fer tordu entre les doigts du dessinateur. Émotion pas sortie de l’œuf : l’œuf (mais un œuf-citrouille) qu’est chaque embardée du noir, au bout du bec en fer de l’oiseau-brindille trempé dans la mare minuscule d’encre de chine posée sur le bureau (abreuvoir pour les songes), l’œuf précis (mais comme inachevé), précis risqué (très) dans le blanc et le vide de la page (même si Gorey ne l’aime pas, ce vide, l’a confié, à plusieurs reprises, et qu’il rature des espaces au moyen de petites barres penchées, le vide demeure, il est intensément ce qui est là).

Les personnages de Gorey sont si pleins d’humanité, dans la façon qu’ils ont de laisser leur émotion en recul, étant si minuscules dans le monde, dans le blanc de la page, si avares de gestes et d’expressions du visage. Ils signifient leur humanité à travers ce recul justement, ce recul qui se manifeste jusque dans l’existence de la ligne, jamais hautaine, et de l’histoire, jamais achevée.

Les histoires s’arrêtent toujours avant un dénouement réel, avant qu’il arrive vraiment quelque chose. Quelque chose. Les morts par quoi stoppent les intrigues (et stoppent parfois même avant d’avoir débuté : ainsi le merveilleux The Gashlycrumb Tinies, publié chez Houghton Mifflin Harcourt en 1997, qui n’est certes pas à mettre entre toutes les mains), brutalement le plus souvent, sans un signe, sans une coda où pourrait s’inscrire une émotion cathartique (car on s’identifie aux personnages tout au long de la lecture qui a lieu avec les serres-de-l’imaginaire-sorties-de-leurs-gants-de-velours), sont toujours une façon qu’a l’histoire de naître avortée, pour nous signifier qu’elle est à construire, par notre regard, par notre imaginaire mais d’abord par notre émotion, et que les personnages ne sont que des propositions d’humanité qui nous sont faites pour que nous reconnaissions celle qui nous meut, et que nous la fassions parler.

Comment ? Justement en prenant comme pâte à modeler, en la malaxant, mais en plongeant les doigts tout au fond de nous (en faisant bien attention avec les ongles, de ne pas blesser), l’émotion qui nous étreint face à ces petits personnages filiformes, tellement fous, tellement excentriques, si peu armés pour le monde, si victoriens, si sages, si timides, si extravertis mais-pas-tout-à-fait, si aventureux : posons-nous sur la bicyclette comme personne ne s’est jamais posé dessus, et partons à la découverte du monde, des cailloux, des herbes folles, des noisettes, du hululement des oiseaux-chats, chuchotent-ils tous avec les yeux, même lorsque là où ils sont il n’y a ni bicyclette, ni noisettes – pardon, c’est vrai, ce sont des graines de citrouille. Pardon, c’est vrai, il n’y a ni graines de citrouille, ni noisettes dans l’œuvre de Gorey. C’en est la source chantante cachée. Il y a des pierres avec des yeux, par contre. Et des plantes qui disent des choses.

Ce sont des personnages arrêtés à mi-chemin entre Odilon Redon et Tim Burton, arrêtés à mi-chemin pour s’abreuver, longuement, à la mare Lewis Carroll. L’on sait qu’Alice au pays des merveilles est l’un des premiers livres à avoir été dévoré (mais par petits bouts, ayant appris à lire avant l’âge de cinq ans) par Gorey et que cette foison de précis et de fou (de fou-fou même) l’a influencé profondément.

Ce sont des personnages de Tim Burton qui ne seraient pas arrivés à existence, à naissance, qui se seraient arrêtés avant l’accouchement, qui auraient été couchés sur la page par erreur à titre de personnages alors qu’ils étaient encore (et demeurent irrémédiablement) des brindilles dans le ventre de l’esprit du dessinateur (et paradoxalement, ils semblent si achevés, de par la finition qui les caractérise au travers de la pléthore de détails minuscules), alors qu’ils sont tout tremblants de vie retenue qui ne peut pas encore se dire car elle se tient dans le retiré de leur corps qui n’est pas advenu.

Ce sont des ébauches d’émotions, et pourtant pleines d’une humanité entière : la nôtre, qui n’est jamais qu’un éventail d’émotions inachevées justement, toujours ébauchées.

Ce sont de minuscules brindilles achevées d’humanité tremblante qui poussent nos yeux dans leur trou pour qu’ils tombent tout au fond et soient billes se mélangeant à l’émotion pour que l’on reconnaisse que le sombre colore tout et est la teinte qui, même d’une belle constance dramatique, donne un sursaut de poésie au conventionnel, en faisant advenir toujours, en fin de compte, en fin de geste, l’inattendu.

Mais les personnage de Gorey signifient aussi leur humanité au travers du tremblé de leurs sourires, du timide pourtant ahuri de leurs yeux, grands yeux – très haut sur le front – exorbités (entourés d’un trait sombre de cratère non né d’une explosion de dynamite mais d’un impact de météorite sur le sol de la lune), ouverts sur le monde en se refermant aussitôt (mais sans cesser d’être ouverts, grand ouverts), de la finesse de leurs contours (qui est la finesse de leur âme, ombre portée), de détails presque invisibles qui les rendent touchants de maladresse, peuplés d’ambitions inabouties, de coups d’éclat demeurés dans la ouate, armes de vivre jamais sorties de leur étui, qui les rendent vibrants de crainte, et de bonheur, et d’envolée dans le monde perdu au-dessus des arbres, ou au-dessous de la terre : dans l’espace en forme de bulle (mais percée, fuyante, fssssssssss : tout l’air sorti) des pensées. De nos pensées.

Ce sont des personnages qui font le sioux (Ouwouwouwouwouwouwouwouwouwou !) face au tragique de l’existence en choisissant toujours, in fine, pour s’inscrire définitivement en elle, la douceur d’une plume de geai qui tombe lentement dans l’espace. Noire. L’espace de la page. Mais aussi l’espace de nos vies. Car nos souvenirs de lecture deviennent notre propre substance. Celle de notre intériorité mais aussi, tout au bord, celle du regard que l’on tisse, toile d’araignée douce, autour du lieu où l’on évolue.

Les personnages de Gorey semblent continuer de faire le sioux (Ouwouwouwouwouwouwou !), cherchant à diriger les éléments en la faveur du lecteur, même lorsque tout s’est achevé, que le livre s’est fermé. En notre faveur, car ils nous aident à vivre, à pousser du côté du dérisoire le tragique de l’existence, à reconnaître qu’il n’est rien d’horrible qui puisse peser car en tout se lit, palpitante comme un cœur jamais fatigué, l’humanité.

S’inscrire dans leur destinée arrêtée à mi-chemin, c’est être à l’écoute du bouleversant qu’a l’être de pouvoir exister sans être nécessairement parvenu à maturité, sans avoir pu s’accomplir, dire et trouver le fin mot de l’histoire : ce que nous sommes tous, à y regarder de près.

De très près.


À l’assaut de son œuvre :


Bien sûr, pour découvrir son œuvre, il y a ses livres publiés aux éditions du Promeneur, avec une préférence pour La Chauve-Souris Dorée suivi de La Visitation irrespectueuse, chef-d’œuvre. Mais La Bicyclette Épileptique dans cette collection est très mal édité (les images sont trop grandes pour que l’on reconnaisse tout l’étiré des enfants et surtout du crocodile, qui dans cette édition française fait très peur alors qu’en réalité c’est une humanité-brindille comme toutes les autres – chez Gorey s’entend). Il faut se reporter à The epiplectic bicycle (New York, San Diego, London, Harcourt Brace &-Company, 1997) pour voir à quel point ce livre est miraculeux. Le passage d’une édition à l’autre fait s’évaporer presque entièrement la magie (buée sur les lunettes), malgré l’attention, louable, de Patrick Mauriès (grand collectionneur doué d’excentricité exactement comme le fut Gorey). Il n’est pas besoin de dire à quel point c’est dommageable.

Alors, une seule solution (car il est en outre si difficile de choisir !), se procurer les anthologies qui regroupent ses œuvres, sous forme de gros volumes restant néanmoins abordables, soit quatre tomes parus chez Perigee Books : Amphigorey (en 1972), Amphigorey Too (en 1975), Amphigorey Also (en 1983), et Amphigorey Again (en 2004).


Matthieu Gosztola


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A propos de l'écrivain

Edward Gorey

Edward Gorey, né à Chicago en 1925 est décédé à Cap Cod en 2000. Connu pour son excentricité, il fut un grand amateur de littérature japonaise, victorienne (l’on ressent dans chacun de ses ouvrages cette influence) mais aussi surréaliste (cette dimension, si elle reste perceptible dans certaines images qui confinent à l’abstraction, se lit surtout dans le déroulé des histoires), et, en outre, un grand dévorateur de programmes télévisuels en (vraiment) tous genres (une véritable adoration pour Buffy contre les vampires !). Il publia depuis 1953 plus de quatre-vingt ouvrages, illustra d’innombrables livres et magazines, et dessina (un projet vraiment fou !) les costumes et décors de Dracula pour le théâtre en 1978.


A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com