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Et si Proust était un écrivain algérien ?, par Amin Zaoui

Ecrit par Amin Zaoui le 15.10.19 dans La Une CED, Les Chroniques

Et si Proust était un écrivain algérien ?, par Amin Zaoui

 

Nous parcourons l’Algérie du nord au sud, de l’est à l’ouest, nous frappons aux portes de ses villes, les petites, les moyennes et les grandes, les côtières, celles de l’intérieur ou celles du désert, nul ne donne l’impression qu’effectivement ces cités ont connu dans leurs murs, un jour, un écrivain, un peintre, un musicien !

Les villes sont grandes par leur capital de symboles, et les écrivains sont un capital inépuisable. Nous visitons quelques-unes de ces villes, mais nul ne prouve qu’un Mohamed Dib est né à Tlemcen, que Tahar Ouettar est à Sedrata, que Abdelhamid Benhedouga est l’enfant d’El-Mansoura, que Kateb Yacine est né à Constantine, que Rachid Boudjedra est de Aïn Beïda, rien ne prouve que Moufdi Zakaria soit le créateur de l’hymne national, l’enfant de Taghardait ! Nos villes donnent le dos à leurs écrivains et à leurs artistes ! Tout ce qui relève de ces écrivains est effacé. Même leurs tombes sont perdues parmi celles des inconnus. Une ville sans mémoire n’est qu’un couloir exposé à un courant d’air !

Ce sentiment d’amertume m’a envahi en arrivant, cet été, dans un petit village français appelé Illiers, situé dans le département d’Eure-et-Loir, lieu qui a inspiré Marcel Proust (1871-1922) pour écrire son chef-d’œuvre À la recherche du temps perdu, couronné en 1919 par le prix Goncourt. L’un des meilleurs textes romanesques universels du vingtième siècle. Dans ce village perdu, l’enfant Marcel Proust venait pour passer ses vacances chez sa tante Léonie inspirée de sa véritable tante Elisabeth Amiot (entre 1877 et 1880). Dans À la recherche du temps perdu, on reconnaît facilement les détails du village, les paysages, les villageois, la tante, l’oncle, le jardin, la fameuse madeleine trempée dans son infusion de thé, la maison familiale… Dans À la recherche du temps perdu, Proust a installé le décor de son roman dans un village qu’il a appelé Combray inspiré avec beaucoup de fidélité du village Illiers. En 1971 et à l’occasion du centenaire de la naissance de Marcel Proust, les responsables du village Illiers ont procédé à un jumelage entre le nom réel du village et le nom romanesque, ainsi le nom du village est devenu officiellement « Illiers-Combray » ! Fusion magique entre le réel et l’imaginaire ! Le personnage de tante Léonie dans le roman n’est que la tante Elisabeth Amiot dans la réalité. Ainsi, la maison de cette dernière qui a été inaugurée « Maison Léonie » fait partie du musée Proust, tout en sauvegardant les anciens meubles, les services à café et à thé, le lit de l’enfant Marcel Proust, l’ancien papier peint… Aujourd’hui, des milliers de visiteurs, les fans de Proust, les chercheurs proustiens, les littéraires, les cinéastes, les poètes, le monde de l’intelligentsia créatrice, se bousculent pour visiter le lieu, pour un pèlerinage littéraire !

En arrivant dans ce petit village oublié, et qui par la mémoire de son écrivain, par la magie de À la recherche du temps perdu, est devenu une destination touristique élitique, je me suis demandé : et si Proust était un écrivain algérien ? L’Algérie est le pays du père du roman universel, Apulée, de Madaure (125-170), maître de L’âne d’or, considéré comme premier roman de l’histoire de la littérature universelle. Apulée est né à Souk Ahras, à l’Est algérien, et dans cette même ville la première université africaine a été construite sous le règne de Syphax. Aujourd’hui, il est impossible de retrouver la moindre trace célébrant la mémoire de cette immense personnalité littéraire dans sa ville natale. Et qu’avions-nous fait de cette fameuse historique grotte appelée « Grotte de Cervantès » située à El-Hamma, dans le quartier de Belouizdad à Alger ? Un lieu fort symbolique ; c’est dans cette grotte que Cervantès a trouvé refuge après son évasion de prison. Et c’est ici où il a entamé l’écriture de son roman Don Quichotte, un texte marqué par l’air algérois ! Aujourd’hui, ce lieu lié à Cervantès, comblé d’histoire littéraire universelle, est complètement abandonné, oublié, violé ! Et qu’avions-nous fait de Taghaste Souk-Ahras Taghast, la ville qui a enfanté Saint-Augustin (354-430), philosophe, religieux et écrivain maître de deux grands textes Les confessions et La Cité de Dieu, celui qui a bouleversé la culture européenne et universelle ?

La culture sauvage bédouine a assassiné l’histoire de nos cités, elle a violé la mémoire, elle a démoli nos symboles littéraires et philosophiques universels.

 

Amin Zaoui

 

In "Souffles" - Liberté (Alger)

 


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A propos du rédacteur

Amin Zaoui

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Rédacteur


Amin Zaoui est un écrivain algérien né le 25 novembre 1956 à Bab el Assa (Algérie). il écrit chaque jeudi deux articles un en arabe dans le quotidien arabophone echorouk et en français dans le quotidien francophone liberté.

 

 

 

1984-1995 : enseignant à l’université d'Oran (département des langues étrangères)

1988 : Doctorat d'État en littératures maghrébines comparées

1991-1994 : directeur général du Palais des Arts et de la Culture d’Oran

2000-2002 : enseignant à l’université d’Oran (département de la traduction)

2002-2008 : directeur général de la Bibliothèque nationale d'Algérie

2009 : membre du conseil de direction du Fonds arabe pour la culture et les arts (AFAC)

Conférencier auprès de plusieurs universités : Tunis, Jordanie, France, Grande-Bretagne.

 

Publications en français

Les romans d’Amin Zaoui ont été traduits dans une douzaine de langues : anglais, espagnol, italien, tchèque, serbe, chinois, persan, turque, arabe, suédois, grec…

 

Sommeil du mimosa suivi de Sonate des loups (roman), éditions le Serpent à plumes, Paris, 1997

Fatwa pour Schéhérazade et autres récits de la censure ordinaire (essai collectif), éditions L'Art des livres, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997

La Soumission (roman), édition le Serpent à Plumes, Paris, 1998 ; 2e édition Marsa, Alger. Prix Fnac Attention talent + Prix des lycéens France

La Razzia (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 1999

Histoire de lecture (essai collectif), éditions Ministère de la Culture, Paris, 1999

L’Empire de la peur (essai), éditions Jean-Pierre Huguet, 2000

Haras de femmes (roman), éditions le Serpent à Plumes, 2001

Les Gens du parfum (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

La Culture du sang (essai), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

Festin de mensonges (roman), éditions Fayard, Paris, 2007

La Chambre de la vierge impure (roman), éditions Fayard, Paris, 2009

Irruption d’une chair dormante (nouvelle), éditions El Beyt, Alger, 2009

 

En arabe

 

Le Hennissement du corps (roman), éditions Al Wathba, 1985

Introduction théorique à l’histoire de la culture et des intellectuels au Maghreb, éditions OPU, 1994

Le Frisson (roman), éditions Kounouz Adabiya, Beyrouth, 1999

L'Odeur de la femelle (roman), éditions Dar Kanaân, 2002

Se réveille la soie (roman), éditions Dar-El-Gharb, Alger, 2002

Le Retour de l'intelligentsia, éditions Naya Damas, Syrie, 2007

Le Huitième Ciel (roman), éditions Madbouli, Égypte, 2008

La Voie de Satan (roman), éditions Dar Arabiyya Lil Ouloume, Beyrouth ; éditions El Ikhtilaf, Alger, 2009

L'Intellectuel maghrébin : pouvoir - femme et l’autre, éditions Radjai, Alger, 2009