Chants populaires, Philippe Beck
Chants populaires, 2007, 18 euros.
Ecrivain(s): Philippe Beck Edition: Flammarion
La poésie contemporaine, hum, vous avez dit poésie contemporaine ? Quoi ? Vous lisez ça ? Mais on ne comprend rien ! Et il n’y a peut-être même rien à comprendre !! La poésie contemporaine, c’est toujours très éloigné de la vie, de la langue telle qu’on la parle, telle qu’on la veut, telle qu’elle nous séduit, de la langue telle qu’on pouvait la déchiffrer, la savourer quand on était enfant. De la langue des contes. Vous vous souvenez de l’enfance ? On était là, avec les contes, on vivait dedans. Eh bien, la poésie, c’est exactement l’inverse. On ne peut pas vivre dedans, c’est un objet curieux, que l’on prend avec des pincettes, que l’on regarde de loin.
Bon. Reprenons. Et si la poésie contemporaine, c’était exactement l’inverse ? Si la poésie contemporaine pouvait au contraire revivifier le conte de l’intérieur ? L’enfance d’une part (comme c’est le cas également chez Ariane Dreyfus ou chez Jean Daive dans son très beau dernier livre Onde générale, notamment dans la section : « Noël des maisons qui n’ont plus d’enfants ») et d’autre part la parole impersonnelle : celle des contes de Grimm précisément. Il faut ouvrir et lire pour s’en convaincre Chants populaires de Philippe Beck. Ce merveilleux livre. Merveilleux, merveilleux, merveilleux. « Les Chants populaires dessèchent des contes, relativement. Ou les humidifient à nouveau », comme l’écrit l’auteur dans son avant-propos.
Si les Chants populaires de Beck font revivre le conte, c’est parce qu’ils en gardent tout le suc qui est leur valeur d’anonymat.
« Les ailes du conte brut sont gardées ici, comme des fleurs d’anonymat qui durent. » Ils gardent leur valeur de chant impersonnel, qui est d’être le plus grand chant possible pouvant accueillir l’ensemble des singularités, puisque ces chants sont « fondés sur la légende de comportements anciens, dont chacun peut s’inspirer. » Dans cette mesure ils sont populaires, recueil polyphonique de voix exempt de la singularité plurielle des voix, laquelle singularité ne peut qu’être contextualisée comme à chaque fois ancrée dans un individu. Les chants impersonnels de Philippe Beck gardent vives les épures d’une gestuelle d’avant la gestuelle sociale, d’un comportement ancré dans les archétypes d’un avant-monde, d’un monde d’avant le désastre (social) qui porte déjà en son creux le désastre à venir qui le constituera en tant que monde. En cela, les contes de Grimm sont réincarnés, par la magie de la parole poétique de Philippe Beck, dans leur plus pur désincarné qui est de n’être qu’anonymat, une parole primitive et populaire qui soit dépourvue de la singularité d’un auteur (ce qui était du reste le cas, mais moins fortement, dans les contes de Grimm originels, ces derniers ayant été retranscrits et n’étant pas le fait, comme chez Andersen par exemple, de la geste idiosyncrasique d’un auteur).
Philippe Beck parvient ainsi à faire que ses chants populaires ne soient pas « antérieur[s] à la prose du monde. » Ils atteignent le premier moment du monde, qui est le moment où la singularité ne s’est pas encore érigée en valeur et où l’impersonnel était le seul personnel car il était seul à même de pouvoir dire quelque chose du monde et de l’homme plongé au sein du monde, cherchant encore ses marques, cherchant à faire que ce qu’il cherche à distinguer en lui comme personnel trouve dans le monde une incidence. Les contes sont rendus plus nets, devenus chants impersonnels, dans leurs formes d’avant la forme – géométries d’avant la géométrie euclidienne, lignes de force d’avant la perspective… –, dans leur anonymat d’avant la singularité.
Maintenant faut-il rendre palpable le processus de transmutation poétique par quoi Philippe Beck redonne à la parole poétique contemporaine, afin que ses lecteurs soient en mesure de reconnaître leurs vies comme étant faites de la prose du monde, toute sa force d’impersonnel, et de non-contemporanéité qui est seule à même, paradoxalement, de transcrire quelque chose du contemporain, du moins de cette part du contemporain que l’on ne sait plus voir : le socle immémorial et archétypal sur lequel la mélodie du réel dans sa plus pure matérialité se déploie au quotidien. C’est pourquoi il est utile de confronter, à titre d’exemple parlant, un conte de Grimm et le poème de Beck qui en découle, reproduit à la suite.
« Les trois fileuses »
Il était une fois une fille paresseuse qui ne voulait pas filer le lin. Un jour, sa mère se mit si fort en colère qu'elle la battit et la fille pleura avec de gros sanglots. Justement la reine passait par là. Elle fit arrêter son carrosse, entra dans la maison et demanda à la mère pourquoi elle battait ainsi sa fille. La femme eut honte pour sa fille et dit :
- Je ne peux pas lui ôter son fuseau et elle accapare tout le lin.
La reine lui répondit :
- Donnez-moi votre fille, je l'emmènerai au château ; elle filera autant qu'elle voudra.
Elle la conduisit dans trois chambres qui étaient pleines de lin magnifique.
- Maintenant file cela, dit-elle, et quand tu en auras terminé, tu épouseras mon fils aîné.
La jeune fille eut peur : elle ne savait pas filer le lin. Et lorsqu'elle fut seule, elle se mit à pleurer et resta là trois jours durant à se tourner les pouces. Le troisième jour, la reine vint la voir. La jeune fille prit pour excuse sa tristesse qui l'avait empêchée de commencer. La reine la crut, mais lui dit :
- Demain il faut que tu te mettes à travailler !
Lorsque la jeune fille fut seule, elle ne sut de nouveau plus ce qu'elle allait faire et, toute désolée, elle se mit à la fenêtre. Elle vit trois femmes qui s'approchaient. La première avait un pied difforme, la deuxième une lèvre inférieure qui lui couvrait le menton et la troisième un pouce extraordinairement large. Elles restèrent plantées sous la fenêtre, regardèrent en l'air et demandèrent à la jeune fille ce qui lui manquait. Elle leur expliqua ce qu'elle voulait. Les trois dirent alors :
- Si tu nous invites au mariage, si tu n'as pas honte de nous, si tu nous dis tantes et si tu nous faire prendre place à ta table, alors, très vite, nous filerons le lin.
- De tout cœur, bien volontiers, dit-elle. Venez ici et mettez-vous tout de suite au travail.
Elle fit entrer les trois femmes étranges et leur installa un coin dans la première chambre, où elles se mirent à filer. L'une tirait le fil et faisait tourner le rouet, la deuxième mouillait le fil, la troisième frappait sur la table avec son doigt et une mesure de lin tombait par terre à chaque coup de pouce.
La jeune fille cacha les trois fileuses à la reine et, chaque fois qu'elle venait, elle lui montrait l'énorme quantité de lin déjà traitée. La reine ne tarissait pas d'éloges. Lorsque la première chambre fut débarrassée, ce fut au tour de la deuxième et, finalement, de la troisième. Alors, les trois femmes prirent congé de la jeune fille en lui disant :
-N'oublie pas ce que tu nous as promis, ce sera pour ton bonheur !
Lorsque la Jeune fille montra à la reine les trois chambres vides et le lin filé, celle-ci prépara les noces et le fiancé se réjouit de prendre pour épouse une femme aussi adroite et il la loua fort.
- J'ai trois tantes, dit-elle, et comme elles ont été très bonnes pour moi, je voudrais bien ne pas les oublier dans mon bonheur. Permettez que je les invite à ma table.
La reine et le fiancé répondirent :
- Pourquoi ne les inviterions-nous pas ?
Lorsque la fête commença, les trois femmes arrivèrent magnifiquement vêtues et la fiancée dit :
- Soyez les bienvenues, chères tantes.
- Oh ! dit le fiancé, comment se fait-il que tu aies de l'amitié pour d'aussi vilaines personnes ?
Il s'approcha de celle qui avait un pied difforme et lui dit :
- D'où vous vient ce pied si large ?
- D'avoir pédalé au rouet, répondit-elle.
Il vint à la deuxième et dit :
- D'où vous vient cette lèvre pendante ?
- D'avoir léché le fil, répondit-elle.
Il demanda à la troisième :
- D'où vous vient ce pouce si large ?
- D'avoir tordu le fil, dit-elle.
Alors le fils du roi dit :
- Que plus jamais ma jolie fiancée ne touche à un rouet.
Et c'est ainsi que la jeune fille n'eut plus jamais à faire ce qu'elle détestait.
Et maintenant donnons la parole à Philippe Beck.
Geste
Fileuse refuse de filer.
De parler ?
Elle est un ensemble de membres.
Elle ne veut pas rouler
dans Vieillesse Anonyme.
Même pour le Miel Futur.
Actionner son corps
à Domesticité.
Pénéloper.
Attente n’est pas un thème tragique.
Elle pleut dans le refus.
Mère est fleur de colère.
Dieu absent pleut.
Mère évoque la passion de filer.
Rouet
est l’amoureux à Domesticité privée ?
Il a un bruit familier ?
Une odeur ?
Qui cristallise quoi ?
Elle peut aimer le bruit d’utilité ?
Fille doit filer
pour se marier.
Pour cesser de parler ?
Comment se marier ?
Des fileuses passionnées,
attachées,
usines fidèles et limitées,
la remplacent.
Esclaves secondes. Usées ou usagées.
Sourires gravés.
Elles font le métier.
Meubles de l’atelier.
Meubles vifs.
Mariée dit pourtant la cause
de la vieillesse
des esclaves.
Mari lui interdit de filer.
Mouvements qui usent vont loin.
Par un destin de bouche.
Pluie s’absente sur terre.
Pluie qui habille des métiers.
Ainsi fleurissent des vies à l’ouest.
Au désert domestique.
Le poème de Philippe Beck dans Chants populaires est le substrat des contes de Grimm, substrat impersonnel et ainsi personnel à hauteur de la singularité éminemment paradoxale de ces chants qui est d’être un anonymat en quoi chacun peut reconnaître des gestes immémoriaux. Des gestes d’avant le monde. Des gestes qu’il s’agit d’incarner, de s’accaparer autant que de reconnaître comme faisant part d’un passé en soi d’avant notre passé. Un passé que seuls nos gênes peuvent nous chuchoter dans le méandre de nos cellules. Dans ce recueil, Philippe Beck redonne toutes ses lettres de noblesse au chant impersonnel. Ses poèmes sont « des fleurs d’anonymat » ne se fanant jamais dans la conscience épisodique d’une singularité, d’une historicité. Elles « durent ».
Matthieu Gosztola
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