Au secret de la source et de la foudre, Georges-Emmanuel Clancier (par Matthieu Gosztola)
Au secret de la source et de la foudre, Georges-Emmanuel Clancier, Gallimard, novembre 2018, 64 pages, 12 €
Edition: Gallimard
« Le printemps des fous et celui des fleurs / Sont-ils même feu d’un même soleil », s’interroge Georges-Emmanuel Clancier, avant d’ajouter : « Mais je suis sourd / Je devine / Je sens bouger les lèvres du silence / Et livrer passage ».
Tim Mead (contre-ténor), Sean Clayton (ténor), Lisandro Abadie (baryton-basse) sont là. C’est l’heure des canapés (en écoutant, pour que le système nerveux vive sa vie à plein, le « conducteur » William Christie : The King shall rejoice, Coronation Anthem, HWV 260, 1727 ; Te Deum in D major, « Queen Caroline », HWV 280, 1714 ; The ways of Zion do mourn – Funeral Anthem for Queen Caroline, HWV 264, 1737). Lisant, l’on aimerait s’arrêter, pour aller à la fenêtre, puis revenir. Revenir pour, bientôt, se lever de nouveau, et s’apercevoir que le paysage que découpe la fenêtre est nouveau, toujours. Lisant, l’on songe à un petit olivier aimé. Lisant, l’on aimerait se servir, pour rejoindre plus vite une page choisie, d’une feuille d’un petit citron des Carmes, lui aussi aimé, aimé. L’on songe à un « terrestre enfant de la mer ».
Alors que l’image poétique est, chez Hugo, un levier qui permet à la signification de passer de l’ombre à la lumière, alors qu’elle est, chez Baudelaire, enchanteresse, s’affirmant bijoux sonores sur la nudité du dire, chez Rimbaud, l’image organise une effraction : elle ouvre l’obscurité. Dans cette mouvance se situe, cherche à se situer Georges-Emmanuel Clancier.
Amour et ton amande ardente / Réfléchis mes rêves sur ton soleil tendre / Lumière légère au faîte de la vie, / Étincelle du désir, / Terrestre enfant de la mer / Toute livrée à notre traversée, / Émerveille mes jours et mes nuits […] / Matin dans la fraîcheur bleue / Quand tu danses nue sous mes mains / L’azur même des cimes rêveuses / La joie échevelée du torrent […] / Et le noir odorant orage qui s’amoncelle / À ras de terre. (Mai 1971 et mai 1972).
De loin venue / D’une passion sans faille / Et le monde à ses yeux, à ses mains, à son cœur livré. // Cette ardeur et cette ombre à la fois / Sur les lèvres au seuil de la vie. / Mais la vie, cette plage à perte de vie où l’on se perd, // Les jours et les nuits de même sable, / La longue errance ou la guerre, / De blessure en blessure approche d’une autre aurore // Que celle aux premières heures à la hâte inventée, / Savoir, à coups de dés et de détresse / Comme au long d’un jeu à se perdre / Gagné. // Tout là-bas une beauté nouvelle. (Août 1966).
Elle / Absente / Ève / Promise. / Nue / Vénus non venue / Plus dénudée / De chaude absence / Par cette chair / En cette chair / D’une terre / Qu’un soleil jeune étreint / Brune. (Août 1978).
Vous m’oublierez : la neige sera de retour, / Le monde bleu dans la lumière tremblera. / Vous aimerez des villes au soleil marin / (Trace des pas ou des mots sur la terre, / L’amour jetait au milieu de la vie / Une étoile, une fête, une vaine étincelle). // Vous m’oublierez : les yeux resplendiront, / Les lèvres, les dents heureuses, les corps pareils / À l’herbe, au feu, à la rivière de juin / (Quelles étaient ces paroles dans l’ombre ? / Les jours se constellaient de nos regards, / La joie même la joie se consumait). // Vous m’oublierez : rien ne demeurera / De ce qui fut ce cœur tissé de songes. / Le sang, la peine, l’image et le désir / L’auront quitté sous la cendre et la nuit. / De nouveau, que le ciel sera jeune / Et printanier l’hiver ! Vous m’oublierez. (Mars 1968).
Sont extraits de la correspondance que Georges-Emmanuel et son aimée ont échangée à partir des années 1960 les poèmes jusqu’alors inédits que vous venez de lire, confiés par l’amoureuse cinquante ans après qu’ils sont sortis de la terre blanche de la page.
Écrire un poème, c’est écrire une lettre. Toujours. Nous souffle Georges-Emmanuel Clancier, se tenant debout, droit, dissimulé par la mince cloison de la mort. Là réside le secret de la source et de la foudre, de « la pierre royale et pauvre ». Toujours ? Presque toujours.
Certes, les écrits peuvent être des stèles pour le vent, pour sa caresse chaotique. Ou bien des tombes renfermant, à l’abri des désordres bleutés et dansants de la lumière, des gestes tentés, aussitôt abandonnés. Certes, les écrits peuvent être des hérésies offertes au seul ruissellement de la pluie. Au seul recommencement de la mer. Aux seuls embruns. Certes, les écrits peuvent être des cacophonies vidées de leurs sons ; des cacophonies étrangement suspendues, dans le beau brouillon d’un couchant, à quelque indicible et persistante clarté. Certes, les écrits peuvent être des envolées pour l’obscur. Ou bien des pierres hâtivement taillées (il est une hâte perdurant dans la lenteur propre aux gestes du sculpteur, propre à sa démarche), taillées et posées dans leur silence pour que la mousse fasse peu à peu son chemin jusqu’à elles ; pour que sans se presser elle fasse sa tendresse. Certes, les écrits peuvent être des constructions maladroites ou adroites advenant (ce sont des événements) en un paysage qu’aucune vie ne foulera jamais, la nuit, d’un pas sonore et attentif, – s’inventant pas de mousse, d’air et d’eau, si elle veut (et elle veut, invariablement elle veut) se sentir, se voir frôlée (avec les yeux de l’appréhension, et du désir), frôlée avec superbe, même de loin, par le vagabondage (parfois redouté, parfois désiré) des animaux. Certes, les écrits peuvent être des paroles d’animaux : ces souffles que ces derniers rendent à l’immensité, en un lumineux galop.
Certes, les écrits peuvent être des hasards risqués sur la page, pour leur seul auteur, qui cherche à ce que se tienne debout, même vagissante, même trébuchante, même avec ses langes, sa pensée, autrement inconnue. Sa pensée : le bruit natif de son intériorité devenu langue. Mais même là, il s’agit d’écrire pour quelqu’un, ce quelqu’un serait-il l’autre (l’irréductible autre) que l’on garde, sauf, à l’intérieur de soi, dans le labyrinthe brinquebalant de son cœur. Brinquebalant, ce labyrinthe (ouvert au fourmillement systématique, domestiqué des pensées), puisqu’aucun instant ne pourra jamais être déshabillé de la façon, douce et tremblante, que l’on a de porter le chant de notre nécessité au-dedans de nous (au-dedans : au plus loin ?).
Matthieu Gosztola
VL4
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
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VL3 : assez haute VL
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