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Art de consommer - 46, 47 & 48 (fin)

Ecrit par Matthieu Gosztola 08.07.13 dans La Une CED, Ecriture, Ecrits suivis

Art de consommer - 46, 47 & 48 (fin)

 

Art de consommer, 46.

 

Maartje accepte d’envoyer un texto de rupture, de ne donner aucune suite à la vague d’appels manqués qui survient dans l’heure. Jeannot laisse quantité de messages : quand le temps de parole est dépassé, il rappelle et laisse un nouveau message. Il ne s’arrête que quand la boîte vocale est saturée. Elle s’est enfermée dans les toilettes avec son portable. Il rappelle. La boîte vocale n’est plus saturée. Il sait qu’elle écoute ses messages. Il continue d’en laisser.

 

Maartje doit partir quelques jours en vacances chez ses grands-parents. Ça lui fera une coupure. Elle accepte de laisser son portable à Liesbeth. Oui, avec la carte sim bien sûr.

Liesbeth enlève la batterie du téléphone pour vérifier.

T’es pas possible toi !

 

Elle n’appellerait pas du fixe de ses grands-parents  Ça la foutrait mal. Elle ne voulait pas que tout le monde apprenne qu’elle sortait avec quelqu’un de plus vieux.

Elle ne voulait pas que tout le monde l’apprenne comme ça.

Et d’une cabine téléphonique ? Où elle pourrait en trouver ? Elle ne serait pas en ville, non ? Et même s’il y en avait, elle n’allait pas sortir. Quelle excuse elle trouverait ? Et puis, elle n’allait pas se les geler pour en trouver une. Elle n’avait pas vu le temps qu’il faisait dehors.

Si, elle avait vu.

Jure moi de ne pas le rappeler, ce n’est pas un mec pour toi, il y a plein de mecs bien sur terre. Regarde, tu n’es pas épanouie. Tu ne vas pas bien du tout depuis que tu le connais. Tu le sais ça, non ?

 

Ce que Maartje ne sait pas, c’est que Liesbeth a demandé à Sonia, une copine, de lui prêter son appart dans le centre, samedi soir ; Sonia rentre chaque week-end chez ses parents.

Elle inviterait son copain. Elle cherchait un endroit où ils pourraient être tranquilles. Sonia avait accepté de lui laisser les clés. Sans problème !

Elle n’aurait pas à s’occuper du chat : elle l’emmenait chez ses parents. Elle lui avait posé des questions, mais Liesbeth avait coupé court. Ne fais pas ton indiscrète.

 

Changement de programme. Au dernier moment. Elle allait chez son copain.

Est-ce qu’elle pouvait lui laisser le chat ? La litière, elle n’aurait pas à la changer. Le sac de Proplan Cat Adult Light Dinde et Riz... Elle allait noter le nom sur un post-it qu’elle collerait sur la porte du frigo ; elle devait prendre le Proplan Cat Adult Light Dinde et Riz. Elle ne devait pas prendre le sac d’Integra Sensitive dinde et orge.

Le sac de Proplan Cat Adult Light Dinde et Riz était derrière la deuxième porte du placard blanc de la cuisine, à côté de l’évier. Deuxième porte en partant de la droite. Elle trouverait facilement.

Elle était retournée chez elle, avait ouvert son coffre qu’elle s’était acheté dans une grande surface, où elle rangeait ses petits secrets. C’est ce qu’elle avait dit à sa mère, quand elle lui avait posé la question. La plupart du temps, il était vide. Elle en avait sorti deux boîtes tuperware.

 

Elle avait envoyé un texto à Jeannot. Il n’y avait pas de Jeannot dans son répertoire. Le premier nom du répertoire était « Amour ». Elle l’avait envoyé à « Amour ». Elle avait écrit : « Ça mélance ds le ba ventr. Tsai cke caveu dir non? 1ami ma prété son apart pr tt la night. Tveu lad ? »

Elle avait reçu une réponse aussitôt : « oui… vers quelle heure ? »

Elle avait déjà écrit la réponse. Elle avait ouvert le dossier « brouillons », et avait sélectionné ce texto :

« G invité Clair. cé l ki fra a manG. Gdoi fair dé truc avan dvenir. G viendré en fin dsoiré. Signé cèl ki aura tjrs envi de toi. »

Il savait combien Liesbeth était bonne cuisinière. Elle savait combien Jeannot appréciait la bonne nourriture.

Dans un troisième texto, elle lui donnait l’adresse.

 

Art de consommer, 47.

 

Elle avait menti. Elle avait prétendu qu’elle avait fait une décoction de racines d’Aconit Napel, qu’elle avait rapportées dans un sac hermétique de ballades en montagne, en juillet. Il avait bu cette décoction, qu’elle avait mélangée à la sauce. Elle entraînerait sa mort par paralysie de tous les systèmes vitaux, l’un après l’autre.

Je te fais un résumé, elle lui avait dit.

Non, elle n’aurait jamais l’idée de faire une blague de ce genre. Il la connaissait un peu. Il savait que ce n’était pas une blagueuse.

Il resterait conscient jusqu’à la fin, et même lucide, y compris quand tout son corps serait devenu à l’image de son cœur : en pierre.

Son système respiratoire serait la dernière chose qui serait paralysée. Sur la fin, il aurait à déployer une énergie folle pour faire la moindre inspiration. Non, elle n’appréciait pas particulièrement l’humour noir.

Elle lui avait dit qu’il n’existait aucun antidote à la toxine renfermée dans cette plante, sauf l’anthorine, contenue dans l’Aconit Anthore. Elle lui avait dit qu’elle cachait quelque part dans l’appartement quelques spécimens de cette plante, mais qu’il ne devait pas essayer de se lever. Plus il ferait d’efforts, plus la paralysie serait rapide.

C’était elle qui lui apporterait la plante qu’il pourrait mâcher, s’il lui révélait l’endroit où il cachait son cahier. Oui, le cahier où il passait en revue ses conquêtes, toutes ses conquêtes. Elle avait eu connaissance de ce cahier par Maartje. Elle avait eu connaissance du fait qu’il le cachait. Elle savait que Maartje s’y trouvait. Elle le pressentait. Sur plusieurs pages peut-être. Elle voulait le détruire. Pas seulement les pages qui étaient consacrées à Maartje, toutes les pages. Chaque passage serait réduit en cendre, après qu’elle aura déchiré la feuille par petits bouts. Avec un plaisir dont il ne pourrait pas avoir idée. De toutes ces filles qu’il avait baisées pour ensuite se tirer, il ne resterait que leur tristesse. Rien d’autre.

 

*

**

 

Oui, c’était normal, cet engourdissement des lèvres et de la langue. Cette sensation de brûlure dans la bouche. Il ne devait pas s’en inquiéter.

Normal aussi les frissons, les sueurs. La salive qui n’arrêtait pas de venir dans la bouche et le forçait à avaler toutes les trente secondes. Ces effets participaient d’une certaine logique. Il devait profiter des derniers moments de calme. La sensation de brûlure pouvait être importante, mais ce qui viendrait après serait bien pire. Pire au-delà des pouvoirs de l’imagination, pour citer un auteur qu’il aimait. Il subirait une paralysie du visage et des extrémités. Ensuite, il aurait droit à une céphalée, des douleurs épigastriques, des vomissements qui le feraient se tordre de douleur, et l’amèneraient à être couché sur le côté, plié en deux. Les vomissements surviendraient toutes les dix minutes, avec une régularité métronomique. Ils seraient sanguinolents. Il avait sans doute une idée de ce que ça signifiait. La pâleur de son visage n’était pas un effet du poison, mais de ses mots à elle, autre poison venant s’ajouter au premier. L’angoisse, elle, était bien un effet du poison qu’il avait ingéré. Ce n’était qu’un début. Il serait bientôt en pleine détresse. Il aurait du mal à marcher, puis la paralysie augmenterait, il abandonnerait jusqu’à l’idée de faire le moindre mouvement. Il aurait du mal à rester assis. Il aurait du mal à parler, articuler chaque mot lui demanderait un effort monstrueux, il subirait une dyspnée, une cyanose. Il fallait qu’il hoche simplement la tête s’il voulait qu’elle lui donne une définition de ces mots. Il ne pourrait plus parler. Il ne pourrait que penser. Il pourrait continuer de l’insulter, mais dans sa tête. Il pourrait penser très fort.

Il aurait des vertiges dus à l’hypotension. C’est à ce moment-là que des liaisons irréversibles au cerveau surviendraient. Ce serait le premier pas vers le coma. Il ne devrait pas s’inquiéter du fait que son pouls devienne irrégulier. Ce serait un pas de plus vers le coma. Il ne devrait plus s’inquiéter de rien.

Elle lui avait menti, mais le poison était réel. Ce qu’elle avait mélangé à la sauce, c’était une décoction qu’elle avait faite, d’épines d’if. Elle avait arraché ces épines à des ifs dans un cimetière qui n’était pas très éloigné de son domicile. Elle y avait été en vélo. Elle avait connaissance du fait que la teneur en poison des aiguilles augmentait à mesure que la saison avançait. On était en septembre. La teneur serait donc importante, elle n’avait pas d’inquiétude à avoir là-dessus. Elle avait hésité à ajouter des graines broyées, mais elle avait peur que leur goût amer n’alerte le consommateur. Elle s’en était tenue aux aiguilles.

 

Elle n’avait rien dit. Elle s’était représenté la scène des dizaines de fois. Elle y avait pris un certain plaisir.

Elle aurait voulu tout dire, théâtralement. Elle aurait pu prendre le dessus sur Jeannot.

 

Elle avait abandonné son projet. La vengeance était un plat qui se mangeait froid.

Elle voulait conserver la décoction pour son usage personnel.

Elle ne savait pas encore. Tout dépendait de la conversation qu’ils auraient, des intentions qu’il avait envers Maartje, du comportement qu’il comptait adopter à son égard ; s’il était prêt à rompre sans concession, à ne plus jamais la revoir, plus jamais la contacter.

Peut-être partirait-elle avec Jeannot, au terme d’un repas, le seul qu’ils auraient ensemble. Il en profiterait peut-être pour la draguer. Elle aimait voir son sourire. L’implantation parfaite de ses dents.

Elle ne savait pas encore.

 

Elle attendrait sûrement que Jeannot soit parti pour sortir une assiette creuse.

Elle ne prendrait peut-être rien ou si peu.

Elle voulait simplement goûter la mort. Elle savait que cette pensée sonnait faux.

 

Art de consommer, 48 et fin.

 

Elle s’était endormie en l’attendant. Elle avait du temps, et elle se sentait las. À son réveil, elle avait entendu la radio. Ça l’avait terrifié, quelqu’un était entré. Et dans la cuisine, elle s’était aperçue qu’il était trop tard.

 

Il avait eu très soif, elle lui avait donné un bouteille de Volvic, il l’avait vidée en un instant. Il lui en avait demandé une autre. Il ne restait que de la Cristalline.

Elle avait appelé le service des renseignements pour avoir le numéro du Centre Anti Poison.

Il allait essayer de se faire vomir.

Ça ne servirait à rien. Elle lui avait dit que ça ne servirait à rien. Le poison devait être partout dans son corps, à l’heure qu’il était. Dans chaque millilitre du sang qu’il avait.

01 40 06, non, 01 41, merde, 01 40 05 48 48.

« CAPTV, je vous écoute. Quel est le problème ? » Elle avait expliqué quel était le problème. Elle ne savait pas quelle quantité de poison il avait ingéré. Elle ne connaissait pas son poids.

- On se charge d’appeler le SAMU. Quand il commencera à avoir des convulsions, ne restez pas dans la pièce avec lui. Les effets sont spectaculaires. Ça fait combien de temps que le poison a été ingéré ?

- Je ne sais pas je me suis endormie. C’est à mon réveil que je me suis rendue compte qu’il en avait pris.

- Suicide ?

Elle répond « oui » sans réfléchir.

- Est-ce qu’il a bu de l’eau ou du lait ?

- Oui.

- Beaucoup ?

- Oui, de l’eau. C’est grave ?

- Ne raccrochez pas je vais rester au téléphone avec vous le temps que les secours arrivent. Vous devez lui dire de garder son calme. S’il se met à paniquer, ça fera monter sa tension et les effets seront un peu plus rapides. J’aimerais maintenant que vous lui répétiez ce que je vais vous dire. Ça fait combien de temps qu’il a ingéré le poison ?

- Il ne sait pas. Plusieurs heures peut-être.

- J’entends le bruit de la radio derrière. Demandez-lui s’il écoutait la radio au moment où il en a pris.

- Oui.

- Quelle station ?

- Europe 1.

- Demandez-lui maintenant quelle musique passait. Demandez-lui s’il y a un morceau qu’il connaissait qui passait à ce moment-là. Feel de … Robbie Williams.

Très bien, je note. Monique, s’il te plaît appelle le standard d’Europe 1 immédiatement, Roger connecte-toi sur leur site, pour regarder la programmation. S’il a des convulsions et qu’il vomit, sortez de la pièce. Ne vous infligez pas ça. Ça ne sert plus à rien maintenant. Il a des convulsions ? Sortez.

 

Elle alla dans la salle de bain. La porte était entrouverte. Elle s’enferma. Le chat vint se frotter contre elle.

Elle ne pouvait pas le caresser. Elle se bouchait les oreilles.

 

Matthieu Gosztola

 

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

Membre du comité de rédaction

 

Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com