Art de consommer - 30

« Ne vous regardez pas être mais soyez.
Ne vous regardez pas agir mais agissez.
Ne vous regardez surtout pas agir en vous demandant de quelle façon les autres vous regardent agir. La somme des deux regards (imparfaite car vous ne connaissez jamais la nature exacte du regard des autres) définissant l’image que vous auriez de vous-mêmes. »
Note 60 (feuillet 45) du carnet (D48) de Jeannot Reveiri.
Edo veut en savoir plus. Avant une semaine, il se surprendra à dire à un chauffeur, lui qui d’ordinaire déteste tout effort physique autre que celui qui est le versant du plaisir :
- Arrêtez-moi là, je vais marcher un peu.
- Bien monsieur.
- Gardez la monnaie.
- Merci monsieur.
Edo sort du taxi place de l’Opéra. Il doit se rendre à l’Usine, déplie une feuille A4 imprimée à partir du site Michelin.fr par Jocelyne, secrétaire de direction. L’itinéraire est précis. On a connaissance du nombre de mètres que l’on parcourt entre chaque rue. Jusqu’à la rue de la Michodière, notée en gras.
Garçons et filles sont bronzés et musclés. Ils font les mêmes gestes, au même rythme (les filles aux cardios, les hommes aux bancs), sans se parler, un éclairage étudié et une musique de fond discrète, de type relaxation new age, conférant au lieu une atmosphère de recueillement non pas propice à l’effort sportif, mais au recentrement sur soi.
Il fait part de son étonnement à l’homme avec qui il a pris rendez-vous, Xavier Debeau.
Xavier, la quarantaine, est détendu, il sourit un peu plus qu’il ne souriait déjà. Et d’un geste qu’il accompagne des mots « c’est exactement ça, je vais vous expliquer », il invite Edo à s’asseoir dans le salon ouvert. Un homme aux cheveux mi-longs bouclés les y rejoint. Edo soulève une carte, posée sur une petite table basse octogonale en verre, parcourt les noms de boisson. Beaucoup, à base de plantes, lui sont inconnues.
- Vous n’avez pas d’affaires ? On va vous en prêter. La prochaine fois, vous viendrez avec votre sac de sport en bandoulière. Edo explique n’être venu qu’en simple curieux, sur la recommandation d’un ami.
- Oui, Fabrice.
Mais revenons à ce que vous disiez tout à l’heure. Je suis content de voir que vous ayez perçu… (geste circulaire, Edo remarque que ses mains sont fines et manucurées)… toute la philosophie du lieu (Edo repose la carte). C’est exactement de ça qu’il s’agit ici. Le fait de se muscler, ou d’affiner son corps, n’est qu’une façon de révéler son identité. On a tous une image de celui ou celle qu’on aimerait être (court silence, afin que Edo puisse s’imaginer tel qu’il aimerait être). Et c’est possible, avec un minimum d’effort, d’être tel qu’on veut être. C'est-à-dire tel qu’on est réellement. (L’homme aux cheveux mi-longs opine gravement de la tête.) Parce que ces muscles, c’est votre patrimoine génétique que vous avez su exploiter. Tout vient de vous. Vous avez simplement pris le temps de révéler votre potentiel, d’affirmer votre identité profonde. Musculation, stretching, (nouveau geste circulaire) fitness, cardio-training, weighlifting, heavy duty, pilates, boxe chic, cardio fight, swiss ball, méthode feldenkrais, notez simplement que les cours de yoga Ashtanga, yoga Iyengar Hatha, Boxe chic, Feldenkrais, ainsi que les cours de C.H.F.À, À. F. B. R, et U. I. D. Z. ne reprendront qu’à la fin du mois, tout ce qu’on propose ici ne sert qu’à ça, à être celui que vous rêviez d’être, et que vous êtes. Que vous êtes sans que ce soit encore visible. (Clin d’œil et sourire complice).
Edo avait compris l’idée dès le début, il trouve que Xavier se répète beaucoup. Voyant que Edo reste silencieux, il lui présente l’homme aux cheveux mi-longs, Marc, « coach sportif et professeur de Shiatsu depuis septembre ». Marc a un air très sérieux et semble hésiter à prendre la parole. À cause de son air très sérieux et de cette hésitation, Edo a l’impression, un peu déplacée, qu’il va lui faire une confidence.
- Il faut être un winner, pour ne pas être laissé sur le banc de touche. (Il lève la main, brandissant les deux doigts signifiant victoire, en direction d’un homme au complet gris qui acquiesce et disparaît un peu plus loin). C’est la dure loi de la vie, vous la connaissez comme moi, comme lui (il montre un homme à droite soulevant des haltères), lui (il montre un homme au fond debout s’essuyant le visage avec une serviette), lui (il montre un autre homme à gauche soulevant des haltères) ou elle (il montre une femme à droite sur un tapis de cardio). Alors, il y a plus encore que tout ce que Xavier vous a dit à l’instant. (L’homme au complet gris revient avec deux verres, en pose un sur la table qui est à gauche de Edo, et donne l’autre à Marc.) Vous ne serez plus seulement comme vous avez voulu être, mais vous serez aussi, pour les autres, l’image vivante de l’épanouissement physique. Et donc de la réussite. Est-il besoin de rappeler que tout passe par l’apparence ? Vous étofferez autant votre confiance en vous que votre masse musculaire. Vous n’aurez rien à faire pour ça, aucune haltère à soulever, juste à profiter du regard des femmes et de celui, envieux, des hommes. Et ce corps que vous vous serez fait vous donnera envie de prendre toujours les choses du bon côté, sans stress. Vous serez serein... Et l’alliance de la force physique, de l’assurance et de la sérénité, c’est le cocktail gagnant ! Les femmes adorent ça ! Il ne vous restera plus qu’à vous acheter quelques peluches (elles ne sont pas comprises en option), à les mettre sur votre lit quand elles sonneront à votre porte (pensez à leur trouver un nom, afin de n’avoir pas l’air de chercher quand elles vous le demanderont) pour les faire craquer… (Edo eut soudain la vision de la chambre de Marc. Des haltères sous le lit, des peluches sur le traversin. Des peluches de toutes sortes, en grand nombre). Je plaisante. Buvez ça !
- C’est quoi ?
- C’est Body +.
- C’est quoi Body + ?
- C’est composé de glucides, lipides, protides, vitamines, minéraux, acides animés, et j’en passe. Vous êtes prêt maintenant pour commencer votre première séance… (Edo tourne la tête vers l’homme avec qui il avait pris rendez-vous, qui lui dit, tendant les mains, paumes ouvertes : cadeau de la maison !).
Edo n’était jamais retourné à l’Usine.
Il gardait de trop mauvais souvenirs de ses courbatures au lendemain de l’entraînement que le professeur de shiatsu lui avait fait subir.
Par contre, il avait vu à Décathlon un banc de musculation permettant un développé incliné et décliné de -7 à 65 degrés. Il possédait une tour à poulie pour le travail des muscles dorsaux, un appareil à pectoraux, un pupitre à biceps. La charge maximale pour les chandelles était de 110 kg. La charge maximale pour les legs était de 60 kg. La charge maximale pour la tour à poulie était de 60 kg. Cela devrait suffire.
Il se l’était fait livrer, avec la barre et les poids qui n’étaient pas compris.
Il s’en était servi une fois.
Heureusement, le banc était pliable « pour un gain de place ». Il avait pu le mettre, sans trop d’encombre, au sous-sol. Il avait fait venir un déménageur pour y descendre également les poids. S’il y avait eu, par le plus grand des hasards, un tremblement de terre, ils auraient sûrement empêché la maison de trembler. Probablement.
- Vous aurez meilleure forme, jour après jour. Vous prendrez soin de votre santé, ce qui n’est pas rien, car c’est votre plus grand capital. Et il faut le faire fructifier, ce que vous ferez ici. Les sports proposés permettent d’augmenter votre endurance, de gagner de la force…
Peut-être le professeur aux allures de surfeur avait-il raison.
En attendant, il continuerait de faire ce qu’il avait toujours fait : profiter de la vie.
Il allait manger tous les midis chez Passard, quand il était sur Paris, à l’Arpège, rue de Varenne (le chef était souvent absent des fourneaux le soir ; il fallait mieux venir le midi).
C’était effectivement un musicien averti, qui avait appris toutes les techniques pour ensuite oublier la virtuosité, et trouver un phrasé dénué de la moindre afféterie. Nulle appogiature dans ses plats savamment construits, dans les goûts savamment équilibrés. Il cherchait simplement disait-il à révéler la saveur des « produits » (et en premier lieu des légumes : c’était sa spécialité).
Tel plat (ce sont, curieusement, les œufs à la coque au sirop d’érable à quoi il pensa en premier) ne proposait pas une nouvelle saveur, mais la confrontation entre deux saveurs, dont chaque saveur sortait grandie. Le mélange n’annulait pas la spécificité des saveurs, bien au contraire. C’est comme si elles se révélaient l’une l’autre.
Au moment d’admirer la nouvelle carte, il ne savait toujours pas ce qu’il préférait de l’ancienne, du canard de Challans au marc d’orange ou de la dragée de pigeonneau de Sainte Anne d’Auray.
Il aimait manger aussi au Paris (au Lutetia), il avait un faible pour le plat de nouilles aux truffes et au foie gras. Il aimait que les plats les plus simples soient transformés.
Il achetait de l’héroïne dont le taux de pureté était de soixante pour cent, ce qui était exceptionnel. Il la trouvait dans le « quartier chinois » du treizième arrondissement de Paris. Elle provenait des réseaux vietnamiens qui importaient l’héroïne directement de Chine, ce qui évitait qu’elle soit déjà coupée avec du paracétamol ou de la caféine avant d’arriver sur le marché en France. Il aimait par-dessus tout la sensation de chaleur qu’elle procurait. Le prix était loin d’être celui de l’héroïne en hollande, comparable, si on se débrouillait bien (c'est-à-dire si on avait quelques connaissances), à celui du Caviar Beluga : 8,9 euros par gramme (il avait fait le calcul à partir de la boîte de 250 grammes qu’il s’achetait de temps en temps). Même en France, comme à Orléans, le gramme pouvait baisser jusqu’à douze euros. Le consommateur ne profitait pas toujours de cette baisse des prix, préférant faire confiance à son fournisseur habituel, qui fixait son propre prix.
Edo achetait le gramme d’héroïne ventilé à un prix très élevé, mais il ne se faisait pas avoir. Il avait de l’héroïne de qualité supérieure.
Quand il était chez lui et que la pluie se mettait à tomber, il savourait un verre de porto Quinta do Noval, Nacional, de 1997. En écoutant Songs for Distingue Lovers de Billie Holiday. Il se mettait près de la véranda et écoutait le bruit de la pluie sur les vitres. Il ne manquait de rien.
Il se répétait qu’il ne manquait de rien.
Matthieu Gosztola
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