Art de consommer - 3

- … Ouh, ouh ! t’es ailleurs toi ! On peut savoir à quoi tu penses ?
- Hein ? À rien…
- Allez, dis-moi à laquelle, des deux ? La blonde ou la brune ? Parce que j’ai moi aussi ma préférence. Ne me dis pas que tu penses aux deux !
- Qu’est-ce que tu me chantes ?
- Tu penses aux deux filles qu’on a croisées pas loin du bar, pas vrai ? Un peu jeunes, peut-être.
Bon, admettons. Mais de jolis petits lots. Et puis elles faisaient plus mûres que leur âge. Parce que tu trouves, peut-être, que ce n’était pas une bonne idée de leur demander si elles voulaient nous accompagner ? C’est sûr, le « on est au collège » m’a un peu refroidi, mais au moins, comme ça, no regrets ! C’est le plus important, pas vrai ?
- …
- Laisse-moi te raconter une histoire que me raconte souvent mon père.
Son père lui parlait souvent d’un ami à lui, de ce qu’il lui avait dit juste avant de mourir.
Il était réputé pour être très irascible. Ça ne l’avait pas empêché de multiplier les conquêtes, pour ne plus s’en soucier une fois qu’il était parvenu à ses fins.
Il n’avait jamais éprouvé le moindre manque, peut-être parce qu’il n’avait jamais été seul assez longtemps pour pouvoir éprouver un manque.
Au moment de mourir, il avait repensé à une fille du lycée, qu’il n’avait jamais osé approcher. Il avait demandé à son père de lui amener cette fille. Il lui avait donné son nom et prénom. Il avait épelé son nom. Il avait épelé le début de son prénom. Son père savait comment s’écrivait son prénom, bordel !
Elle n’était pas dans l’annuaire. Elle était peut-être sur liste rouge. Elle s’était peut-être mariée et avait changé de nom.
Quand il était revenu dans la chambre d’hôpital, heureusement, son père n’avait pas eu à lui annoncer la mauvaise nouvelle : il était mort.
- Tu me l’as déjà racontée, cette histoire.
- Ah.
- Pourquoi tu me parles de ces deux nanas ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?
- Bah, j’en sais rien, moi. À toi de me le dire.
- …
- T’es silencieux depuis qu’on les a vues.
- Rien à voir, Marnika me manque. C’est tout.
- Je me disais bien que la blonde avait un petit air de ressemblance avec ta…
- Rien à voir je te dis.
- Tu n’as pas de nouvelles depuis que… ?
- Non.
- Ça fait combien, deux mois, trois mois ?
- Trois mois, une semaine, et deux jours.
- Et rien, pas un texto ? Nada ?
- Rien.
- Pourquoi tu me l’as pas dit plutôt ?
- Comment ça ?
- Parce que j’en ai, moi, des nouvelles !
- Sérieux ?
- Tu sais bien que je connais tout le monde. Et ta petite Marnika est dans le lot.
- …
- Je plaisante. J’aurais pu en avoir, de ses nouvelles, mais j’ai pas voulu.
- Merde ! À quoi tu joues ?
- Fraie-toi plutôt un passage jusqu’au bar pour commander, Octave, ou plutôt devrais-je dire Roméo.
- Lâche-moi, putain !
- Je retrouve là le vrai, le viril Octave, plaisante Jeannot en tapant mollement du poing sur la poitrine d’Octave.
Une grande blonde demande si elle peut payer par carte. Elle doit répéter, finit par tendre son American Express en se penchant. Jeannot remarque qu’elle a un tatouage tribal en bas du dos.
- Goûte.
- (Jeannot goûte) Pas mal.
- C’est un cocktail maison.
- (Jeannot goûte encore) À la deuxième gorgée, je dirais qu’il n’est pas très équilibré. Tu es passé derrière le bar, Octave ?
- Ah, ah.
- (Regard circulaire). Tu aimes la musique ici?
- Pas tellement.
- (Fort) Qui aime la musique qu’on passe ici ?
- Bouuuuuuuh, bouuuuuuuuh (bras tendus des filles pouces dirigés vers le bas).
- Alors, on change de boîte. J’ai des entrées au ***, annonce sobrement Jeannot, en détachant chaque syllabe du nom de la boîte (c’est un nom de boîte à plus de trois syllabes). J’espère que vous êtes tous en forme. À la fin de la soirée, on tutoiera tout le monde.
Cris.
- Tu veux venir ? Je peux te faire entrer si tu veux. C’est quoi ton prénom déjà ?
- Maartje. Il s’approche assez près pour pouvoir amener une mèche tombante derrière son oreille gauche. Elle ne semble pas surprise par son geste ; aucune gêne apparente… C’est bon signe, pense Jeannot.
C’est fait exprès, la mèche. (Pensée de Jeannot : « Ah bon »). Oui, ok, mais pas sans ma copine. Elle s’appelle Liesbeth. C’est bientôt son anniversaire. Dans cinq jours !
- Je te le souhaite pas alors, si c’est dans cinq jours. (Coup de coude de Liesbeth à Maartje : « Tu vois, c’est débile de dire ça, il a raison. »).
- Elle peut rentrer aussi. C’est vrai ? (À Liesbeth :) Tu vois ? Trop sympa !
« Et moi, moi aussi, je peux entrer ? Oui, toi aussi tu peux rentrer. Et moi ? Oui, toi aussi. Et nous ? Oui, vous aussi. Non, pas toi. Oui, vous deux seulement. »
À Octave, très proche : « elle, elle est trop moche ! »
- Et il y a des gens connus, dans la boîte ?
- Bien sûr !
- Connus comment ?
- Archis connus.
- Ils sont déjà passés à la télé ?
- Ils ne font que ça. C’est là qu’ils vivent.
- Des people alors ?
- Voilà.
Un peu de calme s’il vous plaît. Sinon, on ne va pas s’en sortir. Vous me suivez. Allez, à la queue leu leu. … Euh. Je plaisantais. Vous n’êtes pas obligées.
Jeannot est le plus en forme de toute la bande. Normal, il a fait la sieste en fin d’après-midi, pour pouvoir traverser la soirée vaillamment sans y laisser un seul bâillement.
- À chaque fois que je l’appelle, je tombe sur son répondeur.
- Tu lui as envoyé un texto avec accusé de réception ?
- Non… Pourquoi ?
- Comme ça tu pourras savoir s’il t’ignore ou s’il a perdu son chargeur.
- On est arrivés les filles.
- Bonjour Monsieur. Content de vous revoir. Combien de personnes avec vous ?
Matthieu Gosztola
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