Art de consommer - 25

Une autre. La toute première.
Ils s’étaient fait leurs premières promesses d’amour. Ils avaient mimé tout le sérieux des adultes. Sans le savoir.
Une autre.
Elle avait été invitée à un mariage. Elle avait tenu à y aller avec lui. Son nom n’était pas sur le carton d’invitation. Elle avait téléphoné à la future mariée, avait reçu, deux semaines plus tard, un nouveau carton d’invitation. Elle lui avait montré son nom à côté du sien.
Son cadeau de mariage était un ensemble de photos des mariés et des proches de la mariée retouchées qui avait été projeté au cours du repas. Le passage d’une photo à une autre était facilité par un fondu réalisé à l’aide d’un masque de fusion et de l’outil dégradé. Ça lui avait donné l’occasion de connaître un peu mieux ce programme informatique qu’elle utilisait depuis quelques années, très performant.
Des bulles avaient été ajoutées pour donner aux photos l’apparence de vignettes de bandes dessinées. Ce procédé permettait de faire parler les visages.
Différents moments de la vie des mariés, de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, avaient été revus, grâce à ce procédé, suivant la perspective de leur rencontre qui devait, seule, déterminer le cours véritable de leur vie.
Nourrissons, ils s’interrogeaient déjà sur l’identité de celui ou celle qu’ils retrouveraient devant l’autel, et les amènerait à « fonder » (le mot revenait plusieurs fois au cours de la projection) une famille, au mépris de l’aversion pour les difficultés qu’ils avaient nourrie tout le temps de leur adolescence.
Il s’était fait la réflexion que la plupart des photos correspondant à l’âge adulte étaient des photos de vacances.
La plupart des photos étaient des photos prises pendant la petite enfance, puis l’enfance.
C’était peut-être parce que l’enfant grandissait très vite les premières années, une modification chassant l’autre, que l’adulte se devait d’être toujours sur le qui-vive pour enregistrer ces modifications. Travail d’archivage de l’adulte, qu’il fait pour l’enfant, dont celui-ci pourra bénéficier plus tard.
Il y avait aussi la volonté de garder vivaces les premières fois : quelque chose de la démarche hésitante de l’enfant qui découvrait le monde et qui se découvrait lui-même, avec un émerveillement mesuré et encensé par les adultes.
Alphonse rangea les feuillets dans la pochette, en désordre.
Il éteignit la lampe et retourna se coucher. Sa femme ronflait très légèrement. Elle dormait toujours sur le côté. La tête posée sur l’oreiller tournée du côté où il n’était pas.
Pas cette fois. Elle ouvrait légèrement la bouche, son visage tourné vers lui.
Il se dit qu’elle s’endormait toujours sur le côté la tête posée sur l’oreiller tournée du côté où il n’était pas.
Il éteignit la lumière de sa lampe de chevet. Il ne ferma pas les yeux.
Avec l’aide de toutes ces femmes, Jeannot recomposait la Femme idéale, celle qu’il avait dû fantasmer pendant son adolescence, quand tout ce qui était digne d’admiration le nourrissait. Pendant cette période où, en passe de se choisir une identité, il accordait beaucoup d’importance aux personnes qu’il croisait, aux films qu’il voyait, revoyait, revoyait encore, aux livres qu’il dévorait. Pendant cette période où tout le nourrissait.
Il trouvait quelque chose d’aimable en chacune d’elles, que ce soit une partie de leur anatomie ; la façon qu’elles avaient de sourire, de baisser les yeux, de fumer (maintien de la cigarette et rejet de la fumée), de se rhabiller, de se déshabiller ; le sérieux qu’elles avaient soudain quand elles lui posaient des questions sur leur physique, sur les vêtements qui les faisaient hésiter ; le naturel dont elles faisaient preuve, leur souci tenace d’être en représentation ; l’attention qu’elles donnaient à leurs rêves, leur souci de les noter pour pouvoir y revenir, leurs efforts pour pouvoir, un jour, les comprendre ; leur façon de lui signifier qu’elles n’étaient pas contentes ; la façon qu’elles avaient de se réjouir, de se positionner dans la baignoire quand il y était ; les attentions qu’elles avaient à son égard ; leur façon de manger par toutes petites bouchées ; leur position préférée quand elles regardaient la télé ; les mots qui leur échappaient quand elles étaient en colère ; ce qu’elles disaient quand il était en elles, quand elles avaient l’habitude de parler à ce moment-là, ce qu’elles ne disaient pas mais qu’elles faisaient comprendre ; leur façon de regarder quand elles voulaient revenir vers lui, après une dispute ; leur façon de commencer une phrase ; leur façon d’en finir une avec leur regard, de sous-entendre quelque chose ; l’importance qu’elles donnaient à ce qui n’avait pas d’importance pour lui ; ce qu’elles lui disaient au téléphone avant qu’elles aillent au lit ; les mots ou signes par quoi elles terminaient leurs textos ; la façon qu’elles avaient de sentir qu’il leur échappait, que la rupture serait inévitable, en s’interrogeant sur elles d’abord, comme si elles ne faisaient pas ce qu’il fallait pour qu’il reste avec elles, se demandant ensuite s’il était de leur ressort que les choses ne se passent pas comme elles avaient prévu, se résignant enfin, attendant le moment par quoi il n’y aurait plus de moments avec lui, continuant d’espérer qu’elles se trompaient. Parfois, il ne restait pas suffisamment de temps avec elles pour ne pas les prendre de court.
À la fin de son cahier, d’une couleur différente, Jeannot avait écrit :
Quitter quelqu’un qui n’est pas surpris qu’on le quitte, qui s’attendait à cette nouvelle, qui redoutait le moment où elle serait dite, qui espérait pouvoir repousser, par ses attentions, ses silences sans reproches, l’échéance.
La photocopie de cette page, Alphonse l’avait placée au-dessus de la pile, après l’avoir relue plusieurs fois.
Parfois elles lui confiaient leurs fantasmes.
Il lui arrivait de se demander, en relisant des passages de son cahier, ce que devenaient les filles avec qui il était sorti, celles dont il n’avait plus aucune nouvelle, si elles se comportaient au lit de la même façon qu’avec lui, c’était probablement le cas, si elles avaient réalisé leurs fantasmes ou si elles avaient persisté à penser qu’un fantasme n’a de valeur qu’en restant loin du réel, si elles aimaient toujours la crème au chocolat mais s’interdisaient d’en manger, si elles avaient modifié leurs rêves, leurs désirs. Il se demandait si le portrait d’elles qu’il avait esquissé dans son cahier serait conforme à qui elles étaient aujourd’hui. Si elles s’y reconnaîtraient.
Etait-il seulement conforme à qui elles étaient alors ?
Parfois, il aimerait qu’elles relisent ce qu’il avait écrit et qu’elles y ajoutent ce qu’il n’avait pas su ou pas pu voir.
Exemple :
Il pleuvait à verse. La nuit était tombée. Il avait trouvé un abri pour préparer le barbecue : il avait déplié les stores d’extérieur.
Ils avaient voulu manger tard le soir.
Il surveillait les flammèches pendant qu’elle passait le balai à l’intérieur, et remettait à leurs places les objets qui avaient été déplacés pendant la journée.
Elle sort pour regarder la pluie tomber sur le jardin et pour le regarder lui. Elle s’approche tout près.
- Attention, c’est chaud.
Il passe sa main de libre sous son tee-shirt. Il la passe dans son pantalon de pyjama, qui porte le motif d’un oiseau et d’un lion, démultiplié sur toute la surface. Le lion et l’oiseau sont situés l’un en face de l’autre. On ne sait pas s’ils se combattent ou s’ils se découvrent.
Elle lui dit, amusée, qu’il a mis du charbon de bois sur son corps. Il s’en excuse.
Elle ne lui dit pas qu’elle en aime l’odeur et que c’est bien comme ça.
Elle se rappellera ce moment comme un moment agréable.
Il ne consignait pas seulement dans son cahier les femmes avec qui il s’était passé quelque chose. Il consignait également celles avec qui il ne s’était rien passé.
Matthieu Gosztola
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