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Rivages

Le Commis, Bernard Malamud (par Léon-Marc Levy)

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 10 Novembre 2016. , dans Rivages, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Roman

Le Commis (The Assistant, 1957), octobre 2016, trad. américain J. Robert Vidal, 300 pages, 21 € . Ecrivain(s): Bernard Malamud Edition: Rivages

 

Avec L’Homme de Kiev, mais aussi avec Le Meilleur, on avait compris que Bernard Malamud compose des univers et des trajectoires surdéterminés. La psychologie de ses personnages, leur volonté, leurs forces ou leurs faiblesses, comptent peu face à la puissance des situations et des événements. Les « héros » de Malamud subissent leur vie, ils ne la font pas. En cela, ils s’inscrivent dans une tradition juive séculaire des contes et légendes des villages juifs d’Europe centrale, dans lesquels le malheur souvent, le bonheur rarement, s’abat sur les gens, comme une fatalité, comme un destin écrit d’avance, ou bien comme un hasard.

Le Commis est un roman extraordinaire. Dans une unité de lieu quasi parfaite – la petite épicerie d’un Juif pauvre, Morris Bober, et ses environs immédiats – Malamud déploie un récit au souffle universel. Il sculpte au burin des figures éternelles, comme les ombres d’un destin funeste : Le Juif maudit condamné à la malchance et la pauvreté (« On ne peut pas s’appeler Morris Bober et être riche. Un nom pareil est inconciliable avec la notion de propriété : comme si c’était dans votre sang et votre histoire de n’avoir rien »), le marginal, Frank Alpine, perdu en quête de morale et de dignité, la jeune fille vieillissante, Hélène Bober, soumise au poids de la Loi Divine et parentale, l’épouse juive, Ida Bober, dépressive et paranoïaque.

Bondrée, Andrée A. Michaud

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 27 Octobre 2016. , dans Rivages, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, La rentrée littéraire

Bondrée, septembre 2016, 362 pages, 18,50 € . Ecrivain(s): Andrée A. Michaud Edition: Rivages

 

Roman sublime de l’entre-deux : entre deux pays, entre deux langues, entre deux lolitas, entre deux regards, entre deux lumières. Bondrée se tend dans une nébuleuse fascinante, où les personnages, les événements, les lieux sont tous nimbés de mystère, d’insaisissable, de replis sombres et dangereux. Zaza, Sissy, deux jeunes filles lumineuses éteintes à jamais, peut-être à cause de leur luminosité qui heurte de plein fouet les zones d’ombre des hommes ? Andrée A. Michaud (la jeune narratrice se prénomme Andrée et l’inspecteur chargé de l’enquête se nomme Michaud, sans compter un personnage nommé Ed McBain !) joue avec une dextérité fabuleuse des contrastes les plus marqués : à commencer par le cadre même, Bondrée (Boundary) où le soleil d’une station balnéaire située à la frontière du Maine (USA) et du Québec, et les noirceurs soudaines du ciel qui apportent de violents et brefs orages, constituent une parfaite métaphore du drame qui va s’y jouer. Contraste aussi, la compassion qui anime les cœurs de la petite communauté de vacanciers et la concupiscence des regards masculins sur les très jeunes filles – voire la jalousie des femmes plus mûres. Tout, dans cette histoire, est frontière, mélange. Entre-deux disions-nous.

Ceci n’est pas une histoire d’amour, Mark Haskell Smith

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Jeudi, 22 Septembre 2016. , dans Rivages, Les Livres, Critiques, La Une Livres, USA, Roman

Ceci n’est pas une histoire d’amour (The Raw), juin 2016, trad. américain Julien Guérif, 316 pages, 22 € . Ecrivain(s): Mark Haskell Smith Edition: Rivages

 

Le premier sourire que provoque ce roman tient dans son titre. L’original : « Raw » devient dans sa version éditoriale française : « ceci n’est pas une histoire d’amour ». On peut difficilement faire plus d’éloignement, autant en longueur que par le sens, raw, en américain, signifiant brut (à entendre au sens de « nature », « brut de décoffrage »). Le chroniqueur ici a un faible pour le titre français tant il laisse entendre le délire de cette histoire aussi ahurissante que drôle. Et, par ailleurs, ce livre n’est pas une histoire d’amour, mais pas du tout, même s’il finit en road movie de couple, à la façon de Bonnie and Clyde. Mais quel couple !

Mark Haskell Smith s’amuse et nous amuse. Tout y passe, la critique littéraire (mais oui) bon chic bon genre des revues new-yorkaises, la téléréalité racoleuse et vulgaire, le star system qui fabrique des livres écrits par des ghost writers (« nègres » dit-on curieusement en France), et, au passage, quelques coups de griffe à des écrivains à succès médiatique.

Station Eleven, Emily St John Mandel

Ecrit par Léon-Marc Levy , le Mercredi, 24 Août 2016. , dans Rivages, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, La rentrée littéraire, Canada anglophone

Station Eleven, août 2016, trad. anglais (Canada) Gérard de Chergé, 475 pages, 22 € . Ecrivain(s): Emily St. John Mandell Edition: Rivages

 

Le point de départ de ce roman se situe dans le tropisme thématique de cette rentrée littéraire, tant française qu’étrangère : la décimation presque totale de l’espèce humaine (1). Dans Station Eleven, 99% de l’humanité est dévastée par la grippe de Géorgie, virus mutant foudroyant.

A partir de ce point d’effroi planétaire, Emily St John Mandel construit un récit époustouflant de maîtrise narrative et stylistique, une histoire haletante de bout en bout, des personnages d’un relief tel qu’ils en seront, pour nous lecteurs, inoubliables, ancrés à jamais dans notre mémoire littéraire.

Tout commence sur une scène théâtrale, lors d’une représentation du Roi Lear à l’Elgin Theatre de Toronto. Arthur Leander, vedette de la scène et du cinéma, meurt sur l’estrade. St John Mandel part d’une scène de théâtre et ne va plus la quitter, même après l’effondrement du monde. Le théâtre, et particulièrement Shakespeare, vont être les passerelles nécessaires et magnifiques entre l’ancien et le nouveau monde. Passerelles de musique, de poésie, de culture, de vie. Passerelles qui maintiendront debout, dans le désert humain qu’est devenu le monde, une civilisation magnifique.

Le grand jeu, Céline Minard

Ecrit par Zoe Tisset , le Samedi, 20 Août 2016. , dans Rivages, Les Livres, Critiques, La Une Livres, Roman, La rentrée littéraire

Le grand jeu, 190 pages, 18 euros, août 2016 . Ecrivain(s): Céline Minard Edition: Rivages

 

Nous voici avec un, ou plutôt une Robinson Crusoé moderne. Une femme décide de s’isoler dans une région montagneuse sur une terre qu’elle a achetée. Elle y a construit une sorte de grande bulle moderne à l’abri des intempéries et du regard des autres. « Et subitement mon habitacle m’est apparu comme le dernier éclat d’une technologie avancée tandis que toutes les villes gisaient à mes pieds, pétrifiées, recouvertes, méconnaissables et même insoupçonnables. » Expérience extrême et existentielle. Tout au long du livre, elle rend compte de ses questionnements sur elle et sur le rapport ou non rapport à autrui. «  Le regret engendre la détresse. « Je n’aurais pas dû » est le début et le fond de la détresse. Le conditionnel tout entier, ce temps révolu qui n’est même pas le passé est le fondement et peut -être le créateur de la détresse. L’occasion qu’elle s’installe » affirme-t-elle en début de récit. Cette femme veut à la fois vivre parmi la nature et mettre à l’essai ses propres limites. « Est-ce que s’affoler, ne plus rien maîtriser - ni ses sensations, ni ses pensées, ni ses actions - c’est refuser le risque ? Refuser de le courir, de le prendre mais aussi refuser qu’il comporte une part de calcul  (un aspect prévisible) et le jeter du côté du danger. Paniquer c’est choisir un maître. »