Canada, Richard Ford
Canada, traduit de l’anglais (USA) par Josée Kamoun 22 août 2013, 478 p. 22,50 €
Ecrivain(s): Richard Ford Edition: L'Olivier (Seuil)
Il arrive rarement de savoir – en lisant un livre pour la première fois – qu’on a dans les mains un grand roman que nos descendants liront dans des décennies (siècles ?) encore. Canada est un livre immense, porté par le souffle éternel du grand roman initiatique à l’américaine, et hanté par les ombres tutélaires de Mark Twain ou de Charles Dickens. Plus proche, l’ombre du grand Raymond Carver, dont Ford fut l’ami. On peut se demander si Ford n’écrit pas là le roman que Carver n’a jamais écrit.
Roman d’apprentissage donc pour le jeune Dell , roman d’apprentissage de la vie passant par un dédale d’épreuves majeures. Avec Ford, on le savait depuis « Une mort secrète » (1976), le chemin de la vie n’est jamais une voie de gala mais un long chemin de souffrances. Il déclarait en 2002, dans une interview à un magazine français (Télérama) : « Les Américains aiment le bonheur. Moi, j'écris la désespérance. ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : Ford écrit le malheur avec une énergie, une vitalité, une puissance qui portent en elles l’incroyable déferlement de son écriture et la simplicité limpide des choses de la vie.
Tout commence à Great Falls bien sûr, le berceau familial, celui qu’on avait déjà visité dans le recueil de nouvelles « Péchés innombrables » en 2002 (L’Olivier et Points Seuil). Great Falls, Montana, trou montagneux, austère et glacial. C’est là qu’a atterri la petite famille Parsons, le père, la mère, le fils, la fille, et c’est là que va se dérouler la première partie du roman. Richard Ford ne fait pas dans le « whodunnit » ! La première phrase du roman annonce la couleur, avec la simplicité évidente propre à l’écriture droite et dépouillée du grand Ford :
« D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. »
Ce que Ford ne nous dit pas là, c’est que ce récit du hold-up occupe 38 chapitres du livre et 235 pages ! En fait, commence ici ce qu’on pourrait intituler : chronique d’un hold-up annoncé et improbable. Le narrateur (et héros) de cette chronique – étonnamment accompagné en abyme par la rédaction par sa mère, dans la trame fictionnelle, d’une « chronique d’une personne faible » - est Dell Parsons, le fils de la famille, 15 ans. De ses yeux d’adolescent effaré et candide, il va voir la marche fatale vers la mort de sa famille, il va nous raconter, par le menu, la dérive hallucinée de ses parents – braves gens que rien ne prédestine à une telle fin, loin s’en faut – vers leur déchéance aussi illisible qu’annoncée.
« Quand on se met à réfléchir aux raisons qui peuvent pousser deux êtres raisonnablement intelligents à dévaliser une banque et à rester ensemble après que l’amour s’est délité, évaporé, on trouve toujours des raisons de ce genre, des raisons qui, rétrospectivement, ne tiennent pas debout, et doivent s’inventer. »
Richard Ford dissèque littéralement la perdition de ce couple, de cette famille, comme sur une table chirurgicale. Dell devient un regard photographique qui mitraille le réel en milliers d’instantanées.
Après le Déluge, les deux ados (ils sont jumeaux) se retrouvent perdus, hébétés, dans la maison vide. Perdus au point de commettre – une fois une seule – une relation incestueuse.
Néanmoins, une route va s’ouvrir là où on pense qu’elle se ferme à jamais quand Berner, la sœur, s’en va pour toujours.
« Se focaliser sur la silhouette de Berner qui s’en va ferait de toute cette histoire un récit de la perte et du deuil, et ce n’est pas l’idée que j’en ai, aujourd’hui encore,. Je crois au contraire qu’elle raconte une progression, un cheminement vers l’avenir, notions qui ne sont pas toujours faciles à appréhender quand on a le nez dessus. »
Commence alors, le parcours initiatique de Dell. Le passage de la frontière, le Canada.
Après la folie de ses parents il saura la folie tout court et comment y survivre, comment s’en nourrir pour construire un homme, une vie. Dell, passionné de jeu d’échecs, va voir son destin se bâtir comme une imprévisible partie. Pas au hasard des vagues, mais comme une sorte de chemin tracé par les mouvements des pièces.
En se retournant sur l’incroyable moment de sa vie qu’il vient de traverser, Dell verra, au bout du chemin, l’inattendue cohérence de l’inattendu !
" Quand j’y pense, cette période qui commence avec l’attente de la rentrée des classe au lycée de Great Falls, et se poursuit par le hold-up de nos parents, le départ de ma sœur, mon passage au Canada et la mort des Américains, pour arriver jusqu’à Winnipeg et l’endroit où je me trouve aujourd’hui, cette période est tout d’une pièce, comme une partition musicale avec ses mouvements, ou bien comme un puzzle, à travers quoi je cherche à reconstituer et à conserver ma vie dans un état d’intégrité acceptable, malgré les frontières franchies. "
Leon-Marc Levy
VL3
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