L’hospitalité du démon, Constantin Alexandrakis (par Gilles Cervera)
L’hospitalité du démon, Constantin Alexandrakis, éd Verticales, 228 p. 20 €

Lorsque le père naît
Commençons par la fin. Par la dernière phrase.
Elle dit le titre : Admettre cela, c’est ce qu’on appelle l’hospitalité du démon.
Cela ! C’est l’enjeu du livre. L’enjeu d’un père qui se livre.
Admettre : donc écrire !
Constantin Alexandrakis publie son second livre chez Verticales : l’hospitalité du démon.
Où il habite ?
Comment il parle ?
Sur quel corps il a été frotté ?
Qui s’est masturbé sur lui, devant lui ?
Comment ouvrir les yeux après ? Une solution : écrire, écrire, écrire.
Le livre est brut. Brutal. Indispensable. Préfacé par Neige Sinno et l’on saisit encore une fois, si besoin, l’enjeu. L’en-je est vital.
C’est l’histoire d’un père qui vit avec une femme, Salomé, avec qui il a une petite fille.
C’est l’histoire d’une naissance qui fait renaître. Deux fois né était le premier titre publié par Alexandrakis en 2017. Une naissance fait un père qui a été, étant fils, défait. Une naissance met en péril toute une vie car la ressuscite entièrement, la re-suscite, c’est-à-dire fait tout revenir dont essentiellement le pire. Comment s’y prendre avec un enfant, son enfant, quand sa propre enfance a été violée ?
Comment être père quand, fils, on n’a pas eu le temps de le prendre ?
Qu’est-ce que la littérature ?
C’est une science de plus, une science de soi qui, par tous les pores que sont les mots, exsude l’âpre de soi, le dur de soi, la hantise de soi, de son démon qui est l’autre, évidemment, c’est-à-dire, aussi, soi.
J’espère que tout le monde ici est au courant qu’à partir du moment où l’on rejette absolument l’Autre, le risque est grand, immense, de devenir soi-même le plus Autre de tous les Autres, le véritable monstre, le Barbare, sanguinaire et inhumain.
La langue de Constantin Alexandrakis est un dérèglement constant et très moderne de l’écriture. La polysémie graphique notamment et notons que le mot barbare que mon traitement de texte a pâlement recopié au-dessus est écrit sous une forme inouïe, dans d’autres caractères. L’auteur qui a été ôté à la langue d’enfance y revient autrement, avec des lettrages et des paragraphages étranges, car cet auteur a d’abord été exclu par une érection qui l’a affolé, désincarcéré, détraqué, convoité, désiré, malmené donc déshumanisé. Alexandrakis recourt à une sorte de gothocyrillique étrange où tout reste lisible dans ce caractère d’Autre !
Le Barbare !
L’auteur écrit depuis le Royaume du Danemark où chacun sait que le drame est absolu. Le vide entre les gens est grand ouvert, un abîme de mort, d’amour, de sexe, de prédation, bref du Shakespeare bien après la lettre !
Du Shakespeare punk !
Le livre de Constantin Alexandrakis nous balade hors monde, hors temps, puisque l’enfance a été craquée, disloquée. Hors modernité, donc. Son écriture est, on l’a dit, donc on le répète, absolument renouvelée.
Comme sa vie a été une blessure que voudraient laisser tomber sa mère, arrête de ressasser, mon chéri, ou les services sociaux dont la règle la plus folle est d’entendre le masculin qui se plaint d’abord comme un mâle alfa qui attaque, un malsain. Féminisme ne veut pas dire tout comprendre, parfois c’est aussi exclure – et violenter autrement.
Le père naît de sa fille et renaît de descendre.
Il est descendu si bas. Hanté par le mal car il l’a subi entre huit et treize ans, sur les plages de Porquerolles, dans les bateaux entre deux ports, des porcs.
Le porc est nommé.
La plainte déposée : ici surtout, littérairement. Et accessoirement dans les services sociaux imbéciles (encore une fois !), machine infernale de signalement, et auprès du Procureur de la République (ouf).
Comment re-naître du Dark ? Dark en graphie que mon traitement de texte cale à graphier, évidemment !
Alexandrakis comme son nom l’indique nous balade entre Grèce antique, mythes féroces et fondateurs, Danemark dark et le silence radio des couches à changer, des repas à prendre, des petits bébés jamais contents qui hurlent à faire hurler et des nuits de biberons tyranniques et exigeants à pleurer.
Il vaut mieux fuir.
Lire ce livre s’impose : le contraire de la fuite.
Ces derniers temps sont pénibles pour lui, certes, mais aussi pour son entourage, qui n’en peut plus de l’entendre parler pédophilie au kébab, pédophilie en soirée, pédophilie en sortant du sport, pédophilie à la bibliothèque….
Suivent des listes. La langue de l’auteur se joue de tout, nous soulève des larmes ou de la rage, ses mots coupent, taillent. Le style Alexandrakis tient du réflexe vital.
Il est un anti-guide parental et, surtout, une charge jamais aussi violente que les violences faites aux enfants qui empêchent à vie la liberté libre de l’être. Tous y passent, le procès est intense, l’époque libertaire passée au crible, Claude Lévêque, Tony Duvert, Matzneff, Nabokov, tous à la moulinette du Humbert-Humbert. Et le cinéma, même impardon, tous au peigne fin des hontes bues : comment vivre après avoir lu et vu ce que ces artistes pervers ont enchanté ? Alexandrakis a interrogé d’autres victimes, il a écouté, retenu, lu. Sociologue à sa manière, il est devenu un incestologue, un violensexopervertologue :
Le père coche cette case-Irène. Je répète : moi comme Irène, il m’est arrivé de regarder ma fille nue quand elle était bébé et d’avoir des images sexuelles qui me venaient, alors j’ai eu une peur monstrueuse de reproduire ce que j’avais subi.
Comment post-autodafer nos rayons de bibliothèque ?
Comment nous regarder dans chacun de nos miroirs littéraires, cinématographiques, plastiques lorsqu’on est nés à la littérature autour des années soixante-dix ? Dites comment faire !
Baby-boomers, baby-liseurs, baby-loosers.
Regardons Alexandrakis se battre encore. Son livre est puissant, et attendons avec impatience son prochain déferlement de sens.
Gilles Cervera
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