Un jour, Maurice Genevoix (par Didier Smal)
Un jour, Maurice Genevoix, Plon, septembre 2021, 208 pages, 19 €
En 1976, Maurice Genevoix est âgé de quatre-vingt-six ans et publie un bref et intensément paisible roman, Un jour. Que ce roman soit une somme, une synthèse ou un testament importe peu, ce ne sont que des étiquettes. À vrai dire, malgré les références faites à la propre œuvre et à la propre biographie de l’auteur, ce roman peut (doit ?) être lu comme un récit indépendant de toute littérature, de toute histoire littéraire, de toute considération universitaire – un peu comme l’œuvre de Genevoix, qui se méfiait voire se gaussait des théories littéraires ou psychanalytiques, surtout appliquées à ses livres. Juste, mais c’est suffisant pour l’âme, une déambulation entre amis silencieux malgré les mots prononcés, un de ces moments rares de proximité absolue avec l’Autre – qui est peut-être au fond soi-même, on y reviendra.
Un jour, c’est une ode à la vie, peut-être celle que l’on peut écrire vers la fin, justement, oui, avec la conscience de ce qu’est une vie : « Une longue vie pour devenir un homme, et ce n’est jamais achevé. C’est à l’instant où je mourrai que je serai un peu mieux homme, le plus près de Dieu, j’en suis sûr. Il n’y a pas de mort pour le passant qui s’est perçu vivant. Les deuils, le malheur, la souffrance, la jalousie, l’envie fielleuse, les bagarres pour le pouvoir, l’argent… Heureusement la mémoire trie. Elle sait les morts auxquels elle s’appuie, elle vit d’eux comme des autres vivants. Il n’y a pas de mort. Je peux fermer les yeux, j’aurai mon paradis dans les cœurs qui se souviendront ». Tout est dit.
Ces mots, dans Un jour, sont prononcés par Fernand d’Aubel, homme vieillissant de corps (il est né en 1869) mais pas d’esprit, pas d’âme, rencontré par le narrateur au bord de la Loire, près de sa propriété au nom sublime, « Les Vieux-Gués ». Il le rencontre un « soir de septembre » 1940 une première fois, puis à l’automne 1957 une seconde fois – pour partager une journée : « Voulez-vous me donner tout un jour, un de vos jours, et le confondre avec un des miens ? […] un jour ordinaire, comme ils le sont depuis trente-cinq ans ». Ce « jour ordinaire » est celui raconté par le narrateur, qui écoute d’Aubel lui parler de la vie, de sa vie, et aussi de l’œuvre d’un certain Genevoix, avec laquelle il ressent « une connivence, une harmonie préétablie, ne souriez pas, prédestinée ». C’est à ce point que naît en l’âme du lecteur une certitude : d’Aubel, c’est le double apaisé, retourné à une façon de vivre chantée autrefois par Emerson, Thoreau, Whitman, Giono (rencontré « au cours d’un voyage en haute Provence ») ou Maurice de Vlaminck, dont il cite ces mots parfaits : « En de pareils instants, dit-il, si l’on me demandait : “Que souhaites-tu d’autre ? Fais un vœu, il est exaucé. Veux-tu un tas d’or, un château, des domestiques, la Légion d’honneur ?”, je répondrais : “Non, rien, ça va comme ça” ».
D’Aubel, double fictionnel de Genevoix, ou simplement la voix qui parle en nous de la beauté de la nature, d’une certaine « dilection pour les arbres » (pages superbes où d’Aubel dit son émerveillement – c’est un être émerveillé, un être aujourd’hui disparu – pour la pousse des jeunes pins), de la joie à voir deux papillons unis – mais aussi de la désolation à constater que la modernité est en marche, malgré toutes les indignations, au nom du sacro-saint « Progrès ». Et pourtant revenir sans cesse à l’essentiel, et y croire au point de faire planter, quelques jours avant sa mort, « soixante mille pins ».
Un jour est-il pour autant un petit roman nostalgique, d’une autre époque ? Non, car c’est, répétons-le, une ode à la vie, c’est-à-dire un livre intemporel, qui énonce de petites vérités qui feront sourire les seuls sots, dont celle-ci : « En avril, dans ces taillis, l’herbe qui pointe à travers les feuilles, le vert de l’herbe, et soudain, en coulée déferlante, la nappe bleue des jacinthes sauvages. Dans un temps… enfin, autrefois, j’ai été fou des beaux tapis d’Orient. J’en ai possédé d’admirables. Mais cette beauté… La puissance, le chant des couleurs, l’aloi de leurs sonorités, belles comme un chœur de voix humaines… Je ne saurais pas vous dire. Essayez, vous d’imaginer. La nature fera toujours mieux ». Aucune considération écologiste, aucune détestation de l’humaine création ; un constat, une vibration indéniable pour qui est sensible, pour qui a ouvert son âme au monde.
Cette rencontre avec lui-même, Genevoix, bien que la datant, l’écarte de toute temporalité (« Au demeurant, la date importe peu. C’était hier, c’est aujourd’hui et c’est demain, hors de nos calendriers ») et de toute localisation, car elle se déroule en un lieu magique, déshumanisé et pourtant accueillant, apaisant : « Je consentais à cette pinède telle qu’elle était au fil de l’instant, de mes pas glissant sur la mousse ». Un jour, c’est aussi, surtout, une douce voie de traverse qui éloigne du monde moderne et de sa frénésie, et de l’anecdotique qui brouille la perception des êtres – ainsi Vomimbert, le médecin, dresse-t-il au narrateur un portrait assez complet de Fernand d’Aubel, mais le lecteur n’en sait que des bribes. L’essentiel, c’est ce que dit d’Aubel, ou sa relation à sa fille, à son garde-chasse, ou à Georgette, vieille paysanne au service de d’Aubel qui lui a permis, par sa sagesse simple, d’atteindre l’essentiel : « Elle m’a rendu plus disponible, plus fertile. Elle a extirpé de mon champ intérieur, jour après jour et sans qu’il y parût jamais, toute une broussaille d’idées reçues, de préjugés étouffants. Les pionniers canadiens français ont là-dessus un joli mot : clairer. Eh bien ! oui, c’est tout à fait ça : elle m’a clairé ».
L’écriture de Genevoix est elle aussi clairée, simple ; « l’essentiel est de simplifier », dit Fernand d’Aubel. En effet : et pour dire cet essentiel, en témoignent les quelques phrases citées ci-dessus, Genevoix a simplifié, écrit avec juste ce qu’il faut de chair pour que la vie soit ressentie. En ce sens, dans une époque « nécrophile » (Fromm), ce roman, sans nul plan préétabli, sans être une de ces œuvrettes modernistes où soudain un auteur célèbre la nature, s’écarte, trace une voie que le lecteur suivrait volontiers, en souvenir de quelques promenades dans les bois avec une personne qui comprend sans dire un mot, qui sait le silence et sa grâce. Est vivante.
Didier Smal
Maurice Genevoix (1890-1980) est un écrivain et poète français. Bien que distingué par le Prix Goncourt en 1925 pour Raboliot et élu à l’Académie Française en 1946, il s’est tenu à l’écart du monde littéraire tout au long d’une œuvre célébrant un rapport profond à la vie et à la nature.
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