Mercurio, Philippe Mezescaze (par Patrick Abraham)
Mercurio, Philippe Mezescaze, Mercure de France, avril 2025, 192 pages, 19 €

Mercurio, le personnage éponyme du dernier roman de Philippe Mezescaze, c’est Monsieur de Bougrelon. Je m’explique : dans le roman de Jean Lorrain publié en 1897 et chroniqué dans cette revue en octobre 2024, nous sommes à Amsterdam à une date indéterminée, une Amsterdam hivernale, puritaine et dévergondée à la fois. Le narrateur anonyme et son ami y font la connaissance d’un singulier compatriote, de souche normande comme eux, qui semble avoir pour préoccupation première, à travers ses discours et sa gestuelle, et en dépit de son allure décatie, d’imposer de soi et de son passé, de ses conquêtes, de sa relation de jadis avec Monsieur de Mortimer, son double embelli, une image fastueuse. Des doutes naissent sur la véracité des propos du « vieux fantoche », que l’épilogue confirmera : Monsieur de Bougrelon subsiste péniblement en tenant un humble rôle de violoniste dans un cabaret minable.
On retrouve un schéma narratif assez proche, avec un trio structurel presque analogue, chez Mezescaze, à ceci près que si Lorrain situait son intrigue dans les territoires de l’imaginaire (même si Monsieur de Bougrelon empruntait divers traits à Barbey d’Aurevilly), le roman de Mezescaze s’inscrit dans la mode actuelle de l’autofiction, le narrateur renvoyant au signataire du livre, Almano à son compagnon et, bien qu’ils ne soient désignés que par leurs prénoms, les cinéastes André Téchiné et Jacques Nolot apparaissant.
On pensera ce qu’on voudra de cette vogue (et vague) autofictionnelle. On peut y voir, quand l’auteur n’a pas le talent transfigurateur d’un Genet par exemple (le Dictionnaire Jean Genet des éditions Champion Classiques, sous la direction de Marie-Claude Hubert, nous rappelle à quel point l’écrivain n’a cessé, dans ses cinq récits, de transmuer, pour ne pas dire transsubstantier, un matériau de départ autobiographique), une régression. Il faudrait s’interroger sur ce renoncement contemporain aux prestiges de la fable (selon l’acception la plus large du mot) et sur cette obsession de l’intime. Inspiration en berne ? Paresse ? Égocentrisme propre à l’époque, comme la manie des selfies ? Pression des éditeurs ?
Le roman de Mezescaze se déroule sur un quart de siècle environ, des années 90 à la période récente. La mort d’Hassan II, lors d’un séjour à Essaouira (pp.93-95), fixe un repère. Mercurio, d’origine marocaine par son père et sicilien par sa mère (selon ses dires), surgissant puis disparaissant comme le « Polichinelle » amstellodamois, est beau, et il en profite sans vergogne. C’est un gigolo, n’exerçant son commerce qu’avec des hommes, de préférence fortunés et âgés, dragués à l’occasion sur l’application Grindr. Il a autour de vingt-cinq ans lors de sa rencontre avec le narrateur et Almano (chapitre II, Le début de l’histoire, pp.23-134) et un peu moins de cinquante lorsque leurs chemins se séparent (chapitre IV, La débâcle, pp.173-189).
Oui, Mercurio est beau et il a une haute opinion de lui-même. Il étale avec complaisance ses aventures tarifées. Il mentionne souvent Jimmy, son richissime protecteur américain de la rue du Bac, mais la fin du roman nous apprendra que Jimmy est mort depuis dix ans. Il a peut-être été violé à Meknès, à quinze ans (p.109-110). Il aime s’habiller comme une racaille. Il prétend voyager en Égypte et en Inde (pp.62-63), accumulant les clichés descriptifs à son retour et s’avérant incapable de se débrouiller seul dans un aéroport marocain. Il veut faire du cinéma. Jacques (Nolot) lui fait tourner quelques plans et André (Téchiné) envisage de lui écrire un scénario : pure légende comme le dénouement nous le révélera. Un producteur, lors d’un dîner, est tombé sous son charme : version démentie à son tour dans l’ultime chapitre. Il admire Mylène Farmer et fréquente Étienne (Daho), partageant avec lui une luxueuse escapade londonienne, mais, bizarrement, à chaque fois qu’il s’apprête à le présenter à ses deux amis (les bars et cafés parisiens jouent un rôle central dans le récit, la terrasse du Carrefour en particulier, près du BHV, rue des Archives, lieu de rendez-vous habituel de cette nouvelle « triade exquise »), l’interprète de Weekend à Rome, hélas, vient de s’éclipser.
On le voit, Mercurio Whereyl ou de façon plus banale Tarik est un bonimenteur, un « mythomane truqueur » (p.180), un affabulateur insensible à la souffrance d’autrui (grave infection d’Almano, pp.125-132, qui l’indiffère) – une « pute parmi les putes » comme le définit André (p.181) ? Sa mythomanie narcissique s’élève d’un cran lorsqu’il s’invente (mais l’invente-t-il tout à fait ?), dans le chapitre III (L’accompagnement, pp.135-172), après une opération de la thyroïde, elle, bien « réelle », un cancer en phase avancée, avec lourde chimiothérapie, survie précaire, arrêt de cette chimiothérapie, traitement alternatif à base de jeûne et de légumes, etc.
On se demandera pourquoi le narrateur et son compagnon, malgré des impressions récurrentes de « bidonnage » (p.163) qui auraient dû les alerter, si elle se réduisait à ce qui précède, si elle n’avait pas un sens plus profond, prêtent foi si longtemps à la jactance mercurienne. Parce que la « réalité » est par nécessité décevante ? Parce qu’une brillante imposture (mais celles de Mercurio ne le sont pas toujours…) vaut mieux qu’une fade vérité ? Parce qu’il les désennuie ? Parce que sa vie bohème et sauvage compense l’étroitesse de la leur (Mercurio-Tarik, dans un SMS vengeur, p.186, dénoncera leur « conformisme bourgeois » et les qualifiera de « prétentieux incultes ») ?
Je reviens à Monsieur de Bougrelon et à un remarquable article à son sujet de Karim Houadeg paru dans la revue Europe, sur lequel je m’appuierai pour conclure : Mercurio, comme le galantin lorrainien, non sans un certain appauvrissement poétique toutefois, « c’est la littérature », avec ses leurres, ses arrangements, ses enchantements, ses songes et ses mensonges, qui éclairent la morne grisaille où nous nous agitons. Mais c’est également, ajouterai-je, le désir, la féerie érotique et toutes les projections flatteuses de soi et les illusions qu’elle génère, sans lesquelles la trivialité de l’existence nous deviendrait insupportable.
Or, de manière paradoxale, cette célébration ambigüe de l’imaginaire (de la fiction ou demi-fiction – du mentir-vrai ?), habileté ou rouerie, s’exprime dans un récit qui, comme je l’ai indiqué, par ses choix narratifs, récuse en principe l’imaginaire. Avec Mercurio, Philippe Mezescaze, à dessein ou non, complexifie le projet romanesque et mémoriel entrepris depuis Deux garçons en 2014, où il relatait ses amours d’adolescence avec Hervé Guibert, en y laissant entendre comme un écho venu d’ailleurs.
Patrick Abraham
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