Identification

Allah Akbar au pluriel 2ème partie - J’ai vu la lune carrée, par Amin Zaoui

Ecrit par Amin Zaoui le 01.06.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Allah Akbar au pluriel 2ème partie - J’ai vu la lune carrée, par Amin Zaoui

 

…. Mon grand-père s’est plié à la magie de sa montre. L’œil sur les trois aiguilles pivotantes, ainsi ses prières sont ajustées aux mouvements de cet appareil qui fait tic-tac. Mais par un beau jour, la maudite montre est tombée en panne. Elle a trahi la ponctualité ! Mais Bilal le muezzin du village a continué ses appels à la prière !! Lui, Bilal, ne tombera jamais en panne, tout simplement parce que notre Bilal ne fait pas tic-tac !

J’ai un oncle qui travaille, comme beaucoup d’autres hommes du village, loin du pays, dans une usine, dans une ville froide, sur l’autre rive de la mer. De ma vie, je n’ai jamais vu une mer !! Cet oncle que j’aime beaucoup, que je préfère à mes cinq autres oncles, rentre chez lui une seule fois par an. Son absence dure onze mois lunaires, du deuxième jour de l’Aïd Es-saghir jusqu’à la nuit du doute qui précède le premier jour du mois de Ramadan suivant. Cet oncle, de toute sa vie, n’a vécu parmi les siens, dans sa famille, que les mois du carême, n’a connu des jours du village que les jours du jeûne. Cette-fois-ci mon oncle est rentré avec dans ses bagages une radio transistor !! Une radio qui fonctionne avec une pile plate sur laquelle est imprimée l’image d’un lion avec une grande gueule ouverte, rugissant, en colère !!

Ce soir-là, pour la première fois, les membres de la grande famille réunis autour de la radio transistor, nous avons écouté l’appel à la prière du F’tour parvenant des ondes de la chaine nationale ! Une voix inconnue vient de remplacer celle du Bilal le muezzin du village ! Je me suis senti triste. Abattu ! Perturbé ! Je me suis mis à table avec un pincement au cœur ! Ce jour-là la h’rira n’avait pas le goût de la h’rira, celle que nous dégustions quotidiennement après l’appel de « Allah Akbar » sur la voix de Bilal le magnifique !

A l’heure du S’hour, en l’absence du la radio transistor, je guettais la voix de Bilal, et je jouais avec mon corps !  Cette radio transistor a perturbé mon rapport spirituel à la voix de Bilal.

Au bout du troisième jour, la pile est morte, la radio éteinte ! Quelques minutes avant le coucher du soleil, comme à l’accoutumée, adossé au mur j’attendais la voix mielleuse de Bilal. Aucun autre « Allah Akbar » ne remplaça « Allah Akbar » de Bilal !

Quelques années après, l’électricité est arrivée au village. Le bonheur ! Ma mère était contente. Avec l’arrivée de l’électricité, mon frère ainé n’a pas tardé à nous surprendre en rentrant avec une télévision sur l’épaule ! Cette machine avec un écran noir et blanc, dans une fête cérémoniale, a été placée sur une maida à trois pieds. Elle aussi a commencé à appeler à la prière cinq fois par jour. Une autre tristesse !

Mais à l’heure de l’aube, quand tout le monde dort, la voix de Bilal le Muezzin arrive jusqu’à mon oreiller. Extase ! Et réveille en moi quelque chose de charnel, de confus, de spirituel ! J’adore Allah dans « Allah Akbar » de Bilal !

Par ce temps vertigineux qui court, le téléphone portable est arrivé : « el hadra batel » ou presque !!! Les gens ont remplacé les sonneries téléphoniques ordinaires par des téléchargements d’appels à la prière. Ainsi on entend des appels d’« Allah Akbar » à tout coup de téléphone, à toute heure et dans tous les lieux, des toilettes jusqu’à la réunion du gouvernement !  Avec ces téléphones qui sonnent en appels continus à la prière, avec ces paraboles installées en toute laideur, aux balcons ou sur les terrasses, captant des centaines de chaînes de télévision maghrébines et orientales, et vu le décalage horaire d’un pays à l’autre, on n’arrête pas d’appeler à la prière dans différents accents… mais pour moi, comme à chaque aube, même si je suis très loin du village du Muezzin Bilal, sa voix m’habite toujours continuant à réveiller en moi l’enfance, le spirituel, le charnel et les gens du village.

 

Amin Zaoui (Souffles, in "Liberté" Alger)

  • Vu: 3586

A propos du rédacteur

Amin Zaoui

Lire Tous les textes d'Amin Zaoui

 

Rédacteur


Amin Zaoui est un écrivain algérien né le 25 novembre 1956 à Bab el Assa (Algérie). il écrit chaque jeudi deux articles un en arabe dans le quotidien arabophone echorouk et en français dans le quotidien francophone liberté.

 

 

 

1984-1995 : enseignant à l’université d'Oran (département des langues étrangères)

1988 : Doctorat d'État en littératures maghrébines comparées

1991-1994 : directeur général du Palais des Arts et de la Culture d’Oran

2000-2002 : enseignant à l’université d’Oran (département de la traduction)

2002-2008 : directeur général de la Bibliothèque nationale d'Algérie

2009 : membre du conseil de direction du Fonds arabe pour la culture et les arts (AFAC)

Conférencier auprès de plusieurs universités : Tunis, Jordanie, France, Grande-Bretagne.

 

Publications en français

Les romans d’Amin Zaoui ont été traduits dans une douzaine de langues : anglais, espagnol, italien, tchèque, serbe, chinois, persan, turque, arabe, suédois, grec…

 

Sommeil du mimosa suivi de Sonate des loups (roman), éditions le Serpent à plumes, Paris, 1997

Fatwa pour Schéhérazade et autres récits de la censure ordinaire (essai collectif), éditions L'Art des livres, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997

La Soumission (roman), édition le Serpent à Plumes, Paris, 1998 ; 2e édition Marsa, Alger. Prix Fnac Attention talent + Prix des lycéens France

La Razzia (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 1999

Histoire de lecture (essai collectif), éditions Ministère de la Culture, Paris, 1999

L’Empire de la peur (essai), éditions Jean-Pierre Huguet, 2000

Haras de femmes (roman), éditions le Serpent à Plumes, 2001

Les Gens du parfum (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

La Culture du sang (essai), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

Festin de mensonges (roman), éditions Fayard, Paris, 2007

La Chambre de la vierge impure (roman), éditions Fayard, Paris, 2009

Irruption d’une chair dormante (nouvelle), éditions El Beyt, Alger, 2009

 

En arabe

 

Le Hennissement du corps (roman), éditions Al Wathba, 1985

Introduction théorique à l’histoire de la culture et des intellectuels au Maghreb, éditions OPU, 1994

Le Frisson (roman), éditions Kounouz Adabiya, Beyrouth, 1999

L'Odeur de la femelle (roman), éditions Dar Kanaân, 2002

Se réveille la soie (roman), éditions Dar-El-Gharb, Alger, 2002

Le Retour de l'intelligentsia, éditions Naya Damas, Syrie, 2007

Le Huitième Ciel (roman), éditions Madbouli, Égypte, 2008

La Voie de Satan (roman), éditions Dar Arabiyya Lil Ouloume, Beyrouth ; éditions El Ikhtilaf, Alger, 2009

L'Intellectuel maghrébin : pouvoir - femme et l’autre, éditions Radjai, Alger, 2009