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Allah Akbar au pluriel (1ère partie), par Amin Zaoui

Ecrit par Amin Zaoui le 19.05.16 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Allah Akbar au pluriel (1ère partie), par Amin Zaoui

 

Souffles 12 mai 2016

 

1. Bonne nuit mon enfance !


Paisiblement, comme un poème, mon enfance s’écoulait comme dans du coton de quiétude. Nous vivions dans un douar dont la totalité des maisons appartenaient à mes oncles, mes cousins, mes tantes et mes grands-parents. Un douar où tous les habitants portent le même nom.

Sous la lumière du quinquet, ou sous la lueur fatiguée de la bougie, mes rêves sont nés et ont grandi. On cherchait de l’eau d’un puits situé à quelques kilomètres, en bas du douar, sur les dos des ânes ou sur les dos des femmes ! Les hommes qui sont forts ne portaient jamais les choses pesantes !

De loin, sur l’horizon vers l’ouest, à quelques kilomètres, se trouvait le village principal où se tenait le souk du mardi, Souk Etlata, où se rencontraient hebdomadairement les paysans de tous les hameaux avoisinants. Mon père, à l’image de mes trois oncles paternels, ne rate jamais ce rendez-vous convivial du souk. La veille du jour du marché, il rase sa barbe, taille ses moustaches. Assis devant ma mère, mon père enregistre dans sa tête ronde tout ce que lui dicte cette dernière : il ne faut pas oublier d’acheter l’huile, il faut acheter le café, il ne faut pas oublier d’acheter le savon, il faut acheter un litre et demi de gaz, il ne faut pas oublier d’acheter un pain de sucre yougoslave… La même liste se répète, sur la même musique chaque lundi !

La nuit, de ce village lointain, je garde l’image des lumières des lampadaires publics qui scintillaient comme en dansant. Elles me fascinaient. De ce village lointain, j’ai entendu la première fois l’appel à la prière sur la voix d’un muezzin qui me donnait des frissons. Une voix splendide. Je n’ai jamais vu ce muezzin. Dans notre douar, les aînés le surnommaient Bilal ! De cette belle voix appelant les croyants à la prière, je garde deux moments exceptionnels : l’appel à la prière d’el-fadjr (l’aube). Il me berçait et me procurait une sensation unique. Sous le bourabah (grande couverture artisanale de laine) avec lequel nous nous couvrions mes cinq sœurs (les deux autres étaient mariées) et moi, je suivais son « Allah Akbar », je tremblais. Et je pleurais. Et je ne savais pas pourquoi je pleurais. Et je cachais mes pleurs à mes sœurs ! A chaque aube, mon horloge biologique me réveillait, et j’écoutais cette belle voix qui me parvenait de ce muezzin à quelques kilomètres du douar. Le deuxième moment c’était l’appel au f’tour du Ramadhan. Mes oncles, mes tantes, moi et d’autres cousins, avant l’heure du maghrib de quelques minutes, adossés au mur, le regard fixé à l’horizon, au loin, nous attendons « Allah Akbar » de Bilal. Soudain, sa voix mielleuse s’élève simultanément avec les premiers éclairages des lanternes publiques. Et c’était fantastique. Dès que sa voix arrivait dans nos oreilles nous nous précipitions vers la table du f’tour. Petit à petit, à l’aube, dès que j’écoutais la voix du muezzin Bilal, je sentais une sensation soyeuse ranimer mon petit corps ! Et avec la douceur de cette voix, un jour j’ai trouvé ma main en train de jouer avec mon corps ! La magique voix du muezzin Bilal en appelant à la prière de l’aube a éveillé mon cœur. Elle a réveillé une partie de mon corps.

Quelques années plus tard, mon grand-père maternel est parti au pèlerinage, il fut le premier pèlerin du douar. Impatiemment, j’attendais son retour. Je souhaitais qu’il ramène avec lui une photo de Bilal, Bilal le vrai, Bilal El-Habachi, celui qui a levé le premier appel à la prière. Je pensais que ces gens, à l’image de Bilal El-Habachi, ne sont, et ne seront jamais touchés par la mort. Je l’ai toujours imaginé debout au sommet du minaret de Beyt El-Haram, la paume de sa main sur son oreille en train d’appeler les croyants aux cinq prières quotidiennes ! Le jour de son retour, mon grand-père ramena dans ses bagages une montre turque qui n’arrête pas de faire tic-tac.

(À suivre)

 

Amin Zaoui

 


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A propos du rédacteur

Amin Zaoui

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Rédacteur


Amin Zaoui est un écrivain algérien né le 25 novembre 1956 à Bab el Assa (Algérie). il écrit chaque jeudi deux articles un en arabe dans le quotidien arabophone echorouk et en français dans le quotidien francophone liberté.

 

 

 

1984-1995 : enseignant à l’université d'Oran (département des langues étrangères)

1988 : Doctorat d'État en littératures maghrébines comparées

1991-1994 : directeur général du Palais des Arts et de la Culture d’Oran

2000-2002 : enseignant à l’université d’Oran (département de la traduction)

2002-2008 : directeur général de la Bibliothèque nationale d'Algérie

2009 : membre du conseil de direction du Fonds arabe pour la culture et les arts (AFAC)

Conférencier auprès de plusieurs universités : Tunis, Jordanie, France, Grande-Bretagne.

 

Publications en français

Les romans d’Amin Zaoui ont été traduits dans une douzaine de langues : anglais, espagnol, italien, tchèque, serbe, chinois, persan, turque, arabe, suédois, grec…

 

Sommeil du mimosa suivi de Sonate des loups (roman), éditions le Serpent à plumes, Paris, 1997

Fatwa pour Schéhérazade et autres récits de la censure ordinaire (essai collectif), éditions L'Art des livres, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997

La Soumission (roman), édition le Serpent à Plumes, Paris, 1998 ; 2e édition Marsa, Alger. Prix Fnac Attention talent + Prix des lycéens France

La Razzia (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 1999

Histoire de lecture (essai collectif), éditions Ministère de la Culture, Paris, 1999

L’Empire de la peur (essai), éditions Jean-Pierre Huguet, 2000

Haras de femmes (roman), éditions le Serpent à Plumes, 2001

Les Gens du parfum (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

La Culture du sang (essai), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

Festin de mensonges (roman), éditions Fayard, Paris, 2007

La Chambre de la vierge impure (roman), éditions Fayard, Paris, 2009

Irruption d’une chair dormante (nouvelle), éditions El Beyt, Alger, 2009

 

En arabe

 

Le Hennissement du corps (roman), éditions Al Wathba, 1985

Introduction théorique à l’histoire de la culture et des intellectuels au Maghreb, éditions OPU, 1994

Le Frisson (roman), éditions Kounouz Adabiya, Beyrouth, 1999

L'Odeur de la femelle (roman), éditions Dar Kanaân, 2002

Se réveille la soie (roman), éditions Dar-El-Gharb, Alger, 2002

Le Retour de l'intelligentsia, éditions Naya Damas, Syrie, 2007

Le Huitième Ciel (roman), éditions Madbouli, Égypte, 2008

La Voie de Satan (roman), éditions Dar Arabiyya Lil Ouloume, Beyrouth ; éditions El Ikhtilaf, Alger, 2009

L'Intellectuel maghrébin : pouvoir - femme et l’autre, éditions Radjai, Alger, 2009