Le grand combat, Ta-Nehisi Coates (par Jeanne Ferron-Veillard)
Le grand combat (The Beautiful Struggle), Ta-Nehisi Coates, Les éditions Autrement, 2017, trad. anglais, Karine Lalechère, 272 pages, 19 €
La romancière Toni Morrison avait écrit Dans l’origine des autres, paru en France en 2018 aux éditions Bourgeois : « Il n’y a pas d’étranger, il n’y a que des choses étrangères à soi ». Ta-Nehisi Coates avait rédigé alors la préface. Auteur et journaliste, Ta-Nehisi travaille ses textes comme ses articles et réciproquement. La rigueur, la distance, le détail et la source vérifiée, ici, la source c’est lui. Rigueur, distance, détail. Sa famille. Sa mère. Son père. Ses frères et sœurs. Description crue de la réalité, voire fantomatique, une exploration physique et mentale dans l’hyper réalisme ou une fiction augmentée dans laquelle l’entrée est celle de l’adolescence. Les identités éclatées, les plaies des adultes comme autant d’alvéoles dans la peau des plus jeunes, les hormones qui la soulèvent et cette peau qui, pour survivre, doit se tendre jusqu’à la rupture. Les percussions des djembés comme bande-son du livre. Entre autres.
Je jouais devant chez lui avec ses G.I. Joe.
Ceux qui ont joué aux G.I. Joe, ceux qui ont ressenti les années 80 taillader leur peau, Challenger et le traumatisme d’une Amérique dont les jeunes enflaient les cellules de prison, graffiti sur les murs plutôt que sur ceux des universités. Ceux dont la couleur de peau est un tissu mixte, aussi exceptionnellement dense qu’est le bois d’ébène, ceux dont la couleur varie selon la provenance, la peau est faite de la même façon pour tous et en dessous c’est du sang qui coule. Sans murs, Ta-Nehisi met sur le ring sa propre histoire personnelle, le coup de poing, celui de trop qui met à terre et fait de la victime un lascar. La fumée noire du crack dans les années 80 au-dessus des cinq fils Coates et deux filles, sept enfants de quatre femmes, frères nés la même année, vu comme ça, c’est le bordel, pour moi c’est de l’amour. Baltimore, le père veille sur l’histoire à l’Université Howard, le salut et l’histoire, les fils la pillent eux parce qu’ils pensent qu’ils n’en ont pas. De salut et d’histoire. Noir, black, Black Panthers, son père était aussi membre des Black Panthers. All night long. Et des noms et des références et des mots, sampler, qui échappent à ceux qui regardaient ailleurs, c’est toute une histoire qui échappe à ceux qui avaient les yeux collés dessus, sur le flingue, sur le territoire et pas sur les gosses cassés trop vite, trop tôt. Eux aussi ils y croyaient à l’Amérique. Aux rituels comme le dap, se frapper le poing en guise de salut. Et pour ça il fallait en être digne.
Le portrait d’un quartier puis d’un autre puis encore d’un autre au fur et à mesure que la famille déménage dans Baltimore, les maisons en bois, les maisons en parpaing, de plain-pied ou à étages, le petit jardin devant ou derrière et la rue comme une cicatrice entre. Immense et frontalière, la barrière redoutée ou infranchissable, la rue telle un territoire qui fait peur, une ligne mouvante, on dirait un fleuve charriant les expulsions des uns, les aménagements des autres. Les biens entassés. Et les corps des gosses abattus. Le portrait d’une famille donc, d’un père, moins des mères, le frère aîné, le grand comme modèle, le modèle redouté pour ce qu’il fait d’interdit. La chute ou le saut que ces adolescents s’apprêtent à vivre. L’ignorance contre la connaissance, c’est l’impuissance apprise qui prime et fait sauter les boîtes crâniennes. Pour le père, c’est la Connaissance, celle des livres et de la musique intérieure. Pour eux, l’angle donné à la casquette, à quel moment dégainer son arme, combattre ou détaler ou faire le mort, ils doivent se battre sinon ils sont morts. Sur fond de matchs de catch, de basket et de football américain.
Les livres que le père réédite dans son sous-sol, qu’il exhume et veut faire entrer dans la tête de ses fils, Richard Wright, James Baldwin, Claude Brown, Malcom Little, le grand X et tous ceux qui ont été oubliés, Ta-Nehisi les a lus. Ils écrivaient, non pas pour plaire mais pour faire éclater les mots. Il faut avoir beaucoup lu pour pouvoir écrire que tous ceux qui vivent vraiment renaissent au moins une fois. Il faut avoir parcouru des milliers de kilomètres, habité des centaines d’histoires et toutes les gueules qui les arpentent pour faire entrer sous sa propre peau la matière des autres. Une vie pour cette précision-là.
Les bandes-son pour amplifier les mots, eux aussi ils ont leurs limites. Djembe solo de Bassidi Koné (2015), la peau si tendue, si fine, si vivante qu’on aurait dit du bois et qu’on entendait gémir les morts-vivants enchaînés au fond de l’Atlantique. Les peaux originelles. Le rap engagé comme une fuite empêchée, la fuite d’un rythme enchâssé et les chaînes des Anciens transformées en or, les boucles de ceinture devenues des objets de culte. Des instruments de combat. Les tirs, les explosions, les sifflements, les déchirements de l’air, ils allaient y être aussi addicts qu’aux substances qui dissolvent les membranes, les amas de veines et d’artères qu’ils ne sont plus. Faire remonter à tout prix les racines de l’identité et de son histoire pour créer la sienne propre ensuite, le prix n’est qu’à cette condition. Retrouver les gestes des Anciens pour rompre les chaînes des convicts, des convictions.
Quatre morceaux de Public Enemy, deux des Jungle Brothers, vingt-neuf morceaux des années 80 pour la plupart à écouter en suivant l’architecture des huit chapitres. Sauf peut-être Masters of War de Bod Dylan (1963) et Danse macabre de Camille de Saint-Saëns (1875). Et terminer ce livre documentaire sur une image, le Rocher de Plymouth autour duquel all lifes matters.
We didn’t land on Plymouth Rock. The rock was landed on us”, Malcolm X
Réflexion, nom féminin du latin classique reflectere, ramener en arrière/Fait pour un corps de changer de direction après un choc avec un autre corps/Phénomène par lequel des ondes, des particules ou des vibrations se réfléchissent sur une surface/Renvoi d’un rayonnement par une surface sans changement de fréquence des radiations monochromatiques qui le composent/Action de réfléchir ou d’arrêter sa pensée sur quelque chose pour l’examiner en profondeur.
Jeanne Ferron-Veillard
Né en 1975 à Baltimore, Ta-Nehisi Coates vit aujourd’hui à Harlem avec sa femme et son fils. Il a reçu le Prix Hillman, pour le journalisme d’opinion et d’analyse en 2012, le prestigieux Georges Plok Award en 2014 et le National Book Award en 2015 for Nonfiction Between the World and me.
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