Black Whidah, Jack Küpfer
Black Whidah, janvier 2015, 264 pages, 17 €
Ecrivain(s): Jack Küpfer Edition: Olivier Morattel éditeur
Début du XIXème siècle, Whidah ou Whiddah ou encore Fida, est une ancienne ville portuaire de la Nouvelle Guinée. En 1736, elle figurait déjà sur la carte du célèbre cartographe d’origine allemande, Herman Moll, carte dont l’encadré reflète l’esprit de l’époque « Negroland and Guinea with the European Settlements, Explaining what belongs to England, Holland and Denmark & C. ». Ville fortifiée située dans la région appelée « Slave Coast », elle est l’un des hauts lieux de trafics d’esclaves, enferrés de la tête aux pieds, en partance pour le Brésil. Des trafiquants en tous genres s’y côtoient ; là-bas, tout s’achète et tout se vend. L’humanité a déserté cet endroit, l’indicible y a établi ses quartiers.
De l’autre côté de l’Atlantique, le Brésil, terre d’accueil de cette « manne » humaine. Et c’est là, sur cette terre, que prend naissance le roman de l’auteur, Jack Küpfer, avec le personnage central de l’ouvrage, Gwen Gordon, un être atypique, essayant de tracer son propre chemin au milieu de la brutalité et de la puanteur d’un monde sans morale, ni dignité humaine. Abyssus abyssum invocat.
À bord de l’Antares, vaisseau qui a quitté le port de Recife pour la Nouvelle Guinée, la morbidité de l’atmosphère colle à la peau :
« Taillant notre route à travers l’océan Atlantique, nous nous rapprochions du continent africain et fatalement aussi du fameux mystère que Porteiro supposait que je n’étais point encore prêt à découvrir, mais pour lequel j’avais dû lui faire l’inconditionnelle promesse de lui obéir. Pensait-il que j’étais assez naïf pour ne point douter qu’il se rendait à Whidah pour s’y livrer à l’ignominieux commerce des esclaves ? […] Désapprouvant au plus haut point le commerce auquel se livrait mon capitaine, révolté que l’on pût avoir l’outrecuidance de s’enrichir en vendant la chair, la liberté, la dignité de millions d’hommes, de femmes et d’enfants, je savais aussi qu’il fallait avant tout que je pense égoïstement à sauver ma peau. […] Whidah m’inspirait déjà une crainte réelle, comme si les événements cruels dont la ville avait été témoin par le passé, et qui continuaient à entailler sa chair noire, agissaient sur mon esprit ».
Gwen Gordon n’est cependant pas homme à se laisser envahir par la peur, la mort elle-même ne lui fait plus peur :
« Je crois que j’ai perdu cette peur le jour où j’ai quitté Sigrid, la fille d’un négociant de Norvège appelée un jour à devenir ma femme. J’aimais Sigrid et elle portait mes enfants, deux jumeaux dont je n’étais point prêt à assumer la paternité. Ces deux innocents n’avaient pas demandé à venir au monde, et avaient déjà grand besoin de leur père. Si mon devoir eût été de subvenir à leurs besoins, ainsi qu’à ceux de leur mère, insociable et mélancolique, je n’éprouvai alors que la seule nécessité de me noyer, de me dissoudre dans la non vie. […] J’ai depuis fait tous les métiers du monde, mais c’est la mer qui me nourrit depuis quatre ans. Quatre années que je vis avec un couteau caché dans mes bottes bien trop cirées, quatre ans que je vis avec un couteau sous la gorge ».
Et, après de longues journées passées en Atlantique, aux côtés de personnages aussi peu recommandables que répugnants, le navire accoste et Gwen Gordon va mettre pied à terre, dans l’enfer de Whidah…
A l’image d’Edgar Allan Poe, passé maître dans l’art du suspense, avec le recours à la préfiguration, au mystère, au dilemme et à l’inversion, Jack Küpfer, à sa manière, procède de façon quasi-similaire : ainsi, les personnages de Black Whidah, dévorés par un sentiment de profonde solitude et embarrassés par leurs propres émotions, s’apparentent à ceux de Poe. Au final, un grand roman d’aventures, de nature fantastique, marqué par un souci du descriptif peu ordinaire ; un texte captivant, rythmé, original et entraînant de la première à la dernière ligne.
Valérie Debieux
- Vu : 1778